« L’Île errante » T1 par Kenji Tsuruta

Kenji Tsuruta est un dessinateur sachant se faire désirer. Peu prolifique, il délivre une œuvre avec une patte inégalée. Son style narratif et son graphisme, à la fois nerveux et juste, ne laissent personne indifférent. Auteur de manga, mais également illustrateur, il a une approche bien plus européenne que japonaise du travail de graphiste. Avec « L’Île errante », il entre par la grande porte chez les éditions Ki-oon : directement dans la prestigieuse collection Latitudes.

À bord de son hydravion, Mikura sillonne les mers entre les îles du sud de Tokyo. Elle a un service d’aéropostale créé par son grand-père, qu’elle a fait fructifier. Dernier lien entre les petits villages de pêcheurs et le continent, elle connaît cette partie de l’océan pacifique comme sa poche. Pourtant, l’histoire débute sur une note assez triste : alors qu’elle avait fini sa tournée et qu’elle se détendait en compagnie d’un dauphin, un coup de fil lui apprend que son grand-père vient de mourir. À ses funérailles, les parents de Mikura ne voyant pas d’un bon œil le travail de leur fille, essaient bien de la faire revenir avec eux, en vain. Sa vie est ici, au milieu du capharnaüm laissé par son ascendant. Avec l’aide d’Endeavour, le chat de la maison, elle va entreprendre de trier un peu tout ça. C’est là qu’elle tombe sur un colis livrable à Melle Amelia, sur l’île Electriciteit dans l’océan Pacifique. Un peu maigre comme information. Mais de recherche en interrogation des habitants, elle va découvrir que cette île a la particularité de se déplacer, du moins, c’est que certains disent avoir entendu. Il n’en faudrait pas plus à Mikura pour s’élancer à la recherche de cet étrange bout de terre pour finalement livrer ce mystérieux colis à qui de droit.

Kenji Tsuruta est un habitué des récits de science-fiction intemporels mêlant une pointe rétro avec un environnement technologique souvent empli de mystères. Ses deux précédents mangas parus en France chez Casterman : « Spirit of Wonder » et « Forget-me-not », sont dans la même veine. On pourrait même penser que Tsuruta revient à ses premiers amours avec « L’Île errante ». L’histoire courte de ses débuts, publiée en 1986 dans l’hebdomadaire Morning Seinen Magazine : « Hiroku te suteki na uchū ja nai ka » (« Que l’univers et grand et merveilleux ») met en image une vision qu’a eu Tsuruta lors d’un voyage de Tokyo vers la ville portuaire d’Odawara. En sillonnant, en train, de nombreuses rizières durant ce périple, il a imaginé un convoi ayant la possibilité de traverser les océans dans un monde où la terre s’enfoncerait dans les eaux. Ici, il n’est point question de transport ferroviaire, mais un d’avion qui sert de moyen de locomotion et de communication entre des terres bien réelles, mais coupées du capharnaüm urbain des mégalopoles nippones. Le Japon, avec ses nombreuses îles, étant un terrain propice à ce genre de conte énigmatique.

Comme toujours avec cet auteur, le personnage principal est une héroïne longiligne, un peu délurée et ayant un attrait pour les choses technologiques. Sûrement un reste de ses études en science optique, qu’il met à profit pour crédibiliser ses histoires. Extrêmement bien documentées, ses représentations navales ou aéronautiques sont d’une justesse impressionnante : ce ne sont pas des représentations aseptisées laissées à la charge d’un assistant. Elles semblent également avoir eu une existence tumultueuse et font corps avec l’histoire. Le trait de plume de Tsuruta donne vie à toutes ces mécaniques qui sont parties prenant dans l’aventure. Ainsi, l’avion de Mikura, un Fairey Swordfish, biplan des années 1930 a clairement vécu. Malgré son âge, il va encore pouvoir servir de nombreuses années. Maltraité, il bénéficie de réparations obligatoires au cours du récit, la jeune pilote, obnubilée par cette île le poussant toujours plus loin. Le lecteur sent d’ailleurs tout le poids qui pèse sur cette énigme. Mikura y songe jour et nuit, elle en oublie même de s’habiller et ne pensent qu’à calculer la latitude et la longitude des apparitions documentées par son grand-père de ce bout de terre capricieux. Alternant, entre quelques cases de dialogues, de nombreux moments de plénitude et de réflexion intense, le lecteur se laisse envahir par cette histoire. Il plonge littéralement dans un monde qu’il pense connaître et qui le submerge de planche en planche. Lire Tsuruta, c’est se laisser bercer par l’agitation paisible de la mer, à la fois belle, complexe et délicieusement envoûtante.

À la lecture de ce premier volume, on n’a que deux regrets : que Tsuruta soit un auteur rare et donc que l’on doive attendre une hypothétique suite durant un temps incertain, et d’autre part que les pages en couleurs, superbement aquarellées soient ici reproduites en noir et blanc, mais il en est malheureusement de même dans l’édition japonaise. À noter que les éditions Ki-oon prévoit, début 2018, de sortir un autre manga en un volume de Kenji Tsuruta inspiré des romans de science-fiction de Shinji Kajio : « Souvenir d’Emanon ». Nous aurons l’occasion d’en reparler le moment venu.

À mi-chemin entre Jules Verne et Saint-Exupéry, « L’Île errante » subjugue son lectorat par sa beauté graphique et son histoire pleine de rêveries. Si je ne devais emporter qu’un manga sur une île déserte cette année, ce serait indéniablement celui-ci.

Gwenaël JACQUET

« L’Île errante » T1 par Kenji Tsuruta
Éditions Ki-oon (15 €) – ISBN : 979-1032701850

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