Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Tramp T11 : Avis de tempête » par Patrick Jusseaume et Jean-Charles Kraehn
Revenu d’Indochine et rentré à Rouen dans « Le Cargo maudit », le capitaine Yann Calec avait été laissé en cale sèche depuis 2012. Scénarisée par Kraehn, cette grande saga maritime fait donc son grand retour ce mois-ci avec un onzième tome, constitutif d’un cinquième cycle. Au large des côtes de l’Afrique, la tempête fait rage et le cargo de Calec va bientôt devoir affronter des trafiquants d’armes. Pour des raisons de santé, cette nouvelle aventure mise en images par Patrick Jusseaume a été achevée par son complice Jean-Charles Kraehn.
Lancée en avril 1993, la série « Tramp » est ancrée dans les années 1950 et lorgne tant vers le polar que la ligne claire hergéenne. Jusseaume (originaire d’Abidjan) et Kraehn (né à Saint-Malo en 1955) complètent leur grande connaissance du sujet maritime en s’appuyant sur une solide documentation ; les auteurs effectueront des repérages in situ (Afrique, Asie ou Europe), feront appel aux amis, exhumeront d’anciennes cartes postales pour récréer les atmosphères des ports, docks et bouges d’autrefois. Souci, en 2011, après près de vingt ans déjà passés sur « Tramp », la main de Jusseaume (né en 1951) ne suit plus : une paralysie l’empêche de peaufiner les crayonnés, encrages et couleurs de planches que l’auteur ne se résout ni à bâcler ni à confier à un confrère. Disparu pour un temps, cet handicap doublé d’une grande fatigue physique réapparaît en 2014, en pleine gestation de l’actuel tome 11. Après trois nouvelles années et trente planches réalisées, Jusseaume doit se résoudre à abandonner son Å“uvre : son complice Jean-Charles se verra confier la mission de dessiner les 24 dernières pages, mises en couleurs par Patricia Jambers… qui n’est autre que la femme de Kraehn.
Connaissant la gestation compliquée de cet album, et outre la vague cyclonique actuelle dévastant les Petites Antilles, il faut souligner l’ironie d’un titre (« Avis de tempête ») qui souligne à l’évidence l’aventure mouvementée qui attend le héros. En couverture, pourtant, comme l’explique son concepteur Kraehn, place belle est laissée aux parfums salés et exotiques : « On voulait une ambiance aventure en Mer Rouge, dans l’esprit « Les Secrets de la Mer Rouge » d’Henry de Monfreid. J’ai donc mis Calec sur un boutre dans une situation qu’on ne retrouve pas forcément dans l’album mais qui traduit l’esprit de cette histoire. François Le Bescond tenait à ce qu’on voit aussi un cargo pour resituer la série (marine marchande des années 50) aux yeux des nouveaux lecteurs, et il avait raison. Pour le reste c’est difficile d’expliquer toutes les recherches, les atermoiements souvent liés à la composition d’une image (le sens de lecture, l’équilibre des masses, etc.). Un détail par exemple : c’est Patrick qui m’a suggéré de mettre un fusil dans les mains de l’Arabe au 1er plan. Il avait raison lui aussi. »
Placé au premier plan, ce personnage armé connote le danger et place Calec (lequel ne semble nullement s’inquiéter) dans une position intermédiaire entre ciel et eaux : également armé, le capitaine – déchaussé et monté sur un boutre qui ne lui pas habituel – semble surveiller l’entrée du port ou les manÅ“uvres des navires voisins, situés hors champ. Son uniforme de coton blanc traduit une pureté d’âme qui contrebalance le fusil en mains : serait-il devenu malgré lui le capitaine d’un équipage pirate ? S’apprête-t-il à arraisonner une quelconque cargaison ? Le mystère de « l’avis de tempête » suggéré n’étant – a priori – pas directement illustré, le lecteur devra s’attendre à tout ; et pourtant, l’essentiel est bien là : des hommes et des armes transportés par voie maritime, non sans heurts… Le décor visible au loin, digne de Casablanca, Alexandrie ou donc Djibouti, renverra aux classiques du genre, de « Tintin » (notamment « Coke en stock ») à « Corto Maltese » et « Théodore Poussin », en passant par Pierre Loti ou Jules Verne.
Promettant d’autres albums de « Tramp » (une histoire complète par tome), Kraehn aura également inauguré un cross-over avec les deux tomes déjà parus de « L’Aviateur » (« L’Envol », mai 2016 ; « L’Apprentissage », février 2017 ; dessin par Erik Arnoux et Chrys Millien). Les lecteurs y recroiseront Josef (alias Tanguy-la-vie-dure), un personnage initialement vu durant deux planches dans le neuvième tome de « Tramp » en 2009 (voir le dossier que votre serviteur avait consacré à cet épisode sur le site « C’est en couverture ! »). Ayant récupéré le carnet dans lequel Josef racontait sa vie tumultueuse au temps de la Première guerre mondiale et des années 1920, Calec nous fait indirectement participer à l’histoire de l’aviation et de l’Aéropostale. Liées par la thématique du voyage, ces deux belles séries se conjuguent parfaitement : elles se rejoindront un jour « en Indochine, en 1953, sept ou huit épisodes plus tard », promet encore son auteur. Patrick Jusseaume aura sans doute pour sa part emmené bourlinguer Calec (toujours avec l’aide de Kraehn) vers d’autres océans et d’autres dangers, ce pour notre plus grand bonheur de bédéphile.
Philippe TOMBLAINE
« Tramp T11 : Avis de tempête » par Patrick Jusseaume et Jean-Charles Kraehn
Éditions Dargaud (13,99 €) – ISBN : 978-2-205073188
Bel hommage à des auteurs et une (deux) série(s) qui le méritent bien.
Je n’ai pas encore eu le temps de me procurer le dernier album de Tramp, mais ce sera encore à coup sûr une belle lecture.