Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« La Nef des fous T8 : Disparition » par Turf
En 2009, Turf livrait avec « Terminus » un septième et (supposé) ultime épisode à sa saga entamée en 1993 dans la bonne ville d’« Eauxfolles ». Abandonnant le royaume loufoque de Clément XVII et les plans machiavéliques du Grand Coordinateur, l’auteur avait opté pour d’autres aventures modernes et fantaisistes : les diptyques « Magasin sexuel » (2011-2012) et « Le Voyage improbable » (2014-2016). Cette rentrée éditoriale marque donc avec un huitième tome le grand retour de Turf sur un grand œuvre en perpétuelle transmutation : les policiers Baltimore et Bonvoisin y enquêtent sur un trafic de coloquintes géantes, tandis que la reine Ophélie s’évapore lors d’un spectacle de magie. Quel rôle joue le célèbre prestidigitateur Hidinou dans sa curieuse « Disparition » ?
Ayant abandonné à 18 ans ses études d’architecture pour intégrer l’école des Beaux-Arts d’Angoulême, le Marseillais Turf (né en 1966) publiera en 1990 dans « Les Enfants du Nil » une première histoire inaugurant l’univers de « La Nef des fous ». Scénariste pour Joël Mouclier sur le volume introductif des « Remparts d’écume » (Delcourt, novembre 1990), Turf se lance enfin sur sa propre série en 1993, démontrant tant ses talents de conteur que ses admirables capacités graphiques : chaque planche serra conçue telle une véritable enluminure en couleurs directes, débordant de détails et de personnages. Plus tard, Turf s’amusera à enrichir son inimitable petit monde en composant des puzzles, affiches, buvards, dioramas ; autant d’artefacts qui rappellent l’une des autres grandes passions de l’auteur : les jouets anciens.
Initialement pensé comme un épais ouvrage de 90 pages, « La Nef des fous » tire son titre de l’ouvrage éponyme de Sébastien Brant, un poète satirique allemand dont le récit (lequel recense divers types de folie, brossant le tableau de la condition humaine, sur un ton satirique et moralisateur) sera publié en 1494, enrichi d’illustrations d’Albrecht Dürer. Jérôme Bosh s’en inspirera pour peindre sa propre « Nef des fous » en 1500. Pour sa part, Turf imagine que le monde d’Eauxfolles vit en autarcie, isolé des calamités extérieures par une immense coupole métallique immergée sous les flots. Un isolement devenu relatif depuis qu’une immense faille est apparue, symbole de la fragilité de la Nef, sujette à quelque coup d’état et autres vicissitudes. Entre ironie et gravité, les principaux personnages de la « Nef des fous » (le roi Clément XVII, toujours vêtu d’une chemise de nuit à rayures rouges et blanches, et dont la vie fut racontée en 1998 dans le hors série « Le Petit Roy » ; sa fille Chlorenthe, amoureuse du fou Arthur ; la reine Ophélie ; le Grand Coordinateur Ambroise, déchu et emprisonné dans le tome 7 ; le Sergent Bonvoisin et son second Baltimore) naviguent dans un onirisme non manichéenne, mêlant qui plus est des ambiances médiévales et plus contemporaines (les véhicules, journaux ou échoppes sont dignes des années 1960).
À la fois descriptif et symbolique, le visuel de couverture instaure (en parallèle de la plupart des premiers plats de la série) un savoureux décalage entre une situation de tension et un parfum de comédie. Ici, la ronde motobiplace de nos deux policiers (arborant des uniformes dignes des fantassins napoléoniens) effectue un vol plané incertain au dessus des eaux d’un étang. La Lune et le décor d’arrière-plan (des arbres dénués de feuillage) ancrent une atmosphère gothique cependant désamorcée par la chute attendue (Baltimore ouvre des yeux écarquillés en s’attendant au pire !). Inévitablement, l’évocation du motif fantastique bleutée (le vélo passant devant la Lune dans « E.T. », « L’Ours » de Jean-Jacques Annaud) et le jeu permanent sur la dualité ombre-lumière (voir la fumée dégagée par le véhicule) permettront de mettre en abîme le titre dans ses multiples infinis : la « Disparition » évoquée sera-t-elle celle du véhicule, d’un de ses occupants, d’un autre personnage (déclencheur de la probable enquête) ou du pays d’Eauxfolles ? Mais, comme le veut l’adage, quand le sage désigne la Lune, l’idiot regarde le doigt : bien malin sera donc celui qui pourra deviner à l’avance les rebondissements prévus. Suivant ces parallaxes, on jugera également inutile le fait d’appuyer sur le paradoxe inhérent à la création : l’album « Disparition » surgit quand la série réapparaît en librairie !
Comme tout bon feuilleton, cette relance de 46 pages se conclue fortuitement et dans la brume par un « À suivre ». Le plus fou sera celui qui ne voudra pas replonger dans les mystères d’Eauxfolles, tout en patientant pour découvrir le tome 9 en 2018. Quant aux plus fortunés, ils pourront d’ores et déjà se tourner vers les tirages luxe du tome 8, proposés (en versions couleurs ou noir et blanc) par Forbidden Zone.
Philippe TOMBLAINE
Voir l’article consacré à « Le Voyage improbable T1 » (octobre 2014) :
http://bdzoom.com/79443/lart-de/%C2%AB-le-voyage-improbable-t1-premiere-partie-%C2%BB-par-turf/
Voir l’article consacré à « Magasin sexuel T1 » (mars 2011) :
http://bdzoom.com/7989/bd-de-la-semaine/la-bd-de-la-semaine-magasin-sexuel-t1-par-turf/
« La Nef des fous T8 : Disparition » par Turf
Éditions Delcourt (14,50 €) – ISBN : 978-2-7560-8186-1