Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Ramón Monzón, un talent oublié… (première partie)
Avant l’arrivée du « Concombre masqué » et de ses aventures potagères signées Nikita Mandryka dans les pages de l’hebdomadaire Vaillant (1), un dessinateur habité par le goût de la poésie et de l’absurde a débuté dans les pages du journal pour jeunes proche du Parti communiste français : Ramón Monzón. Alors que la microédition s’intéresse enfin à lui (chez Regards et à l’ABDL), retour sur un auteur remarquable, une carrière manquée, et beaucoup de regrets !
De Barcelone au Quartier Latin
Ramón Monzón est né le 3 septembre 1929 à Andorra, en Espagne aragonaise. Passionné par la peinture, il gagne Barcelone en 1949, pour effectuer quelques petits travaux aux éditions Brugera, puis participer à l’élaboration d’un dessin animé pour le cinéma.
En 1952, il fonde le studio Alex, en compagnie des dessinateurs Romero et Garcia Lorente : une modeste école qui propose des cours de bande dessinée par correspondance. Sa première bande dessinée, « Moor, el gorila timido » est publiée dans la revue Chicolino. En Espagne, en cherchant bien, on trouve aussi sa signature dans les revues El Ganso, A Todos Color Aventuras, Peques, Gesras, Mosaicos…
Comme Julio Ribera, Antonio Parras, Francisco Batet Pellejero qui signera plus tard François Batet, Carlos et José (dit Pepe) Laffond, Francisco Hidalgo, Jorge Domenech, Gabriel Arnao… et bien d’autres de ses confrères fuyant à la fois la dictature franquiste et la misère, le jeune Ramón Monzón — bien qu’il ne revendique pas le statut comme d’autres d’exilé politique — gagne la France en 1956, en possession d’un simple visa de touriste, car il considère que Paris est la capitale des arts.
Il est souvent accompagné par Juan Bautista de Miguel Muñoz qui parle un peu français, pour avoir séjourné en France pendant quelques mois l’année précédente.
Ce dessinateur, né en 1925, travaillera surtout dans le registre historique pour Fleurus, la Bonne Presse, Amis-Coop, Mon journal, la SFPI…
Ayant rêvé de la France comme étant le paradis des peintres novateurs, le jeune Ramón déchante rapidement et se tourne, pour survivre, vers la bande dessinée : son autre grande passion.
C’est aux éditions de Fleurus qu’il obtient son premier travail : seulement quelques pages publiées en 1956 dans l’hebdomadaire Âmes vaillantes, ainsi que de rares illustrations et une planche dans Fripounet.
Comme c’est insuffisant pour vivre, il se rend ensuite à la rédaction de Vaillant apar l’entremise de José Cabrero Arnal (« Pif le chien » (2), « Placid et Muzo »…) qu’il a rencontré et qui parle français. L’hebdomadaire, ayant pour projet de doubler sa pagination (32 pages au lieu de 16), il est aussitôt embauché par le rédacteur en chef Jean Ollivier.
Après avoir demandé, dans un premier temps, à leurs auteurs de créer des personnages inspirés par les grands classiques américains (« Yves le loup », « Les Pionniers de l’Espérance », « Lynx »…), les rédacteurs de Vaillant lorgnent vers la bande dessinée belge et s’intéressent plus particulièrement aux personnages dessinés par André Franquin. Le dessinateur Gérard Dorville crée, à la même époque dans Vaillant, « Alfred, Auguste et Popaul » : série proche de « Gaston Lagaffe ».
On demande au jeune dessinateur espagnol, qui ignore tout des bandes dessinées publiées par Spirou,de camper un animal fabuleux aux caractéristiques anatomiques précises : de couleur verte, avec des rayures noires, ayant des capacités fantastiques. Après plusieurs essais proposés, le personnage de Group-Group est accepté par la rédaction.
Bien que la série « Cha’Pa et Group-Group » commence dans le n° 599 de Vaillant, Monzón présente, en avant-première et en une planche, son sympathique duo dans le n° 593 du 23 septembre 1956. Nombreux sont ceux qui, plus tard, lui reprocheront d’avoir réalisé un plagiat du Marsupilami, alors qu’il n’avait, à cette époque, jamais vu la créature campée par Franquin. Un plagiat par rédacteurs interposés bien involontaire, dont il sera affecté tout au long de sa vie.
Cha’Pa, jeune Indien de la tribu des Dakota et Group-Group, petite bête solitaire et unique spécimen d’une espèce qui autrefois mâchait du silex, parcourent l’Ouest américain, découvrent des cités fabuleuses, combattent de redoutables bandits ou encore affrontent des savants fous.
Écrits anonymement par Jean Ollivier (puis par Jean Sanitas), les scénarios exotiques et mouvementés permettent à Monzón de signer des planches délirantes au ton original, comme on en rencontre peu dans la production hexagonale de l’époque.
Revendiquant son admiration pour l’américain Elzie Crisler Segar (« Popeye ») et l’italien Benito Jacovitti (« Coco Bill ») (3), Ramón Monzón propose des pages dynamiques aux décors soignés, peuplées de personnages insolites évoluant dans des décors luxuriants.
Publiées sans interruption jusqu’au n° 736 de Vaillant du 21 juin 1959, les aventures de Cha’Pa et Group-Group se poursuivent ensuite plus irrégulièrement jusqu’au n° 1044 du 16 mai 1965.
Lorsque Vaillant devient Le Journal de Pif, la rédaction décide de mettre un terme à « Cha’Pa et Group-Group » et licencie le dessinateur. Reconnaissons que le trait novateur de Monzón a toujours posé un problème aux jeunes lecteurs plus habitués au style dit gros nez.
La tentative de passage du seul personnage de Group-Group dans la collection Poche (une centaine de gags inédits par numéro d’un pocket qui mêle BD signées Monzón et jeux) sera elle aussi un échec Monzón, alors que les autres titres cartonnent.
La publication de ce trimestriel débute en octobre 1963 et prend fin dès le troisième numéro, en avril 1964.
Notons que Monzón a signé de nombreuses illustrations et couvertures de Vaillant (aux n° 606,623, 636, 641, 646, 650, 661, 670, 677, 681, 700, 703, 727…), en alternance avec Roger Mas, Arnal, Eu. Gire (4)…
Tout en animant « Cha’Pa et Group-Group », Ramón Monzón a tenté, hélas toujours sans plus de succès, de camper d’autres personnages dans les pages de Vaillant.
Personnages évoluant dans ses univers de prédilection : le Moyen Âge et le western.
À commencer par « Jehan des Bois » : un jeune garçon un peu naïf rêvant d’aventures chevaleresques, d’exploits héroïques et de belles princesses.
Apparu sous forme de récits complets dans le n° 657 de Vaillant (15 décembre 1957), le brave Jehan tire sa révérence dans le n° 787 (12 juin 1960), ayant également vécu une seule aventure à suivre.
Pas plus de chance pour « Finnekin Jones » : demi-portion moquée par son entourage et rêvant de devenir cow-boy, présent dans Vaillant, du n° 783 (15 mai 1960) au n° 796 (14 août 1960), le temps de vivre cinq aventures complètes.
Ces deux séries sont compilées chez Regards, dans un album au très petit tirage, qui contient aussi une histoire complète publiée dans le n° 762 de Vaillant, en 1959.
Installé au cœur du Quartier Latin, notre Catalan s’y sent comme chez lui ! Il ne se contente pas de travailler pour Vaillant dont la réputation est pourtant, alors, de bien payer ses collaborateurs.
Dès 1960, il se rend aux rédactions des magazines de la Bonne Presse : maison d’édition catholique qui publie les hebdomadaires Bayard et Bernadette. La rédaction de Bayard, où travaillent déjà d’autres Espagnols (Julio Ribera, Juan Arranz…) et dont les ventes de ce journal pour garçons chutent, s’apprête à en changer de formule, souhaitant apporter du sang neuf au sein d’une équipe à bout de souffle.
Deux dessinateurs vont être choisis pour jouer ce rôle de novateurs, Péjy Fix (alias Philippe J. Fix futur créateur de « Chouchou » (5)) avec « Cyko et le talisman » et Ramón Monzón qui signe pour commencer quelques illustrations et les couvertures des n° 244 (26 février 1961) et 250 (9 avril 1961) de l’ancienne formule. La rédaction de Bayard semble croire en lui puisqu’elle lui confie la réalisation de la couverture du n° 1 de la troisième série de Bayard (daté du 16 avril 1961).
Il y propose les deux premières pages des aventures de « Tit Jo et les compagnons de l’Hémoglobine » : un récit de flibuste humoristique à la « Pepito », écrit par Jean Acquaviva, où l’on fait connaissance du capitaine baleinier de l’Hémoglobine, Marius Gonfleboufigue, de son second Hercule et surtout du mousse Tit Jo et de son corbeau bavard baptisé Démosthène.
Très à l’aise, Monzón anime avec jubilation les quarante pages de ce récit mouvementé qui conduit les héros sur une île mystérieuse à la population étrange et dont l’association Regards à publié un album en 2008 (tiré à très peu d’exemplaires).
Tit Jo quitte Bayard au n° 25 (1er octobre 1961), alors que débute « Branle bas chez les Fadièze » : les aventures délirantes d’une famille aux membres pour le moins farfelus.
Le riche Octave Solmineur confie la direction de son hôtel à Jules Fasièze, son neveu flanqué de sa femme Juliette et de son fils Roro.
Une succession de gags burlesques imaginés par Jacques Petit-Duc (pseudonyme de l’écrivain Jacques Duquesne) qui prend fin dans le Bayard n° 40 (14 janvier 1962), ultime numéro de la formule hebdomadaire qui cède la place au mensuel Record.
Comme d’autres collaborateurs, Ramón Monzón qui pourtant n’a pas ménagé ses efforts, ne fait pas partie des collaborateurs retenus pour ce nouveau magazine coédité avec les éditions Dargaud.
Monzón ne quitte pas pour autant la Bonne Presse qui lui propose de travailler pour Bernadette : le pendant féminin de Bayard, qui poursuit sa parution hebdomadaire. Dès le n° 63 (26 juin 1962), il y signe plus ou moins régulièrement « Manolita » : série de gags en une page dont l’héroïne est une fillette brune et gaffeuse. Une vingtaine de gags et quelques récits en trois planches au style classique espagnol seront publiés, jusqu’au n° 159 (26 avril 1964).
Il est aussi le dessinateur de la rubrique « Jouons au détective » où les jeunes lectrices sont invitées à résoudre des énigmes en compagnie du commissaire Œillet. Quelques enquêtes en une page écrites par François Drall (scénariste prolifique de l’époque, pseudonyme de François Rouillard qui signe aussi Yvon Rhuys) sont proposées au cours des n° 69 à 90.
Sa participation la plus remarquable à Bernadette est sans aucun doute « Adelita et le Quetzal Coalt » qui débute dans le n° 119 (21 juillet 1963) dont il signe la couverture, pour prendre fin dans le n° 133 (27 octobre 1963).
Un scénario bien construit, signé Algé (pseudonyme de Alain-Germain Laubry) — dont on reparlera dans la deuxième partie de cet article —, superbement mis en image par Monzón qui retrouve un univers qu’il apprécie.
Au Mexique, Adelita la petite indienne est intriguée par l’apparition de Quetzalcoalt le grand dieu Aztèque : un passionnant récit en 32 pages qui n’aura malheureusement pas de suite.
Sa collaboration avec Bernadette prend fin au printemps 1964, alors que cet hebdomadaire a pris officiellement le nom de Nade au n° 143 du 5 janvier de cette même année.
Dès le n° 186 (daté du 1er novembre 1964), Nade se jumelle avec son équivalent Lisette agonisant qui était passé des mains des éditions de Montsouris à celles de Jean Chapelle. Ainsi, pour l’« Almanach Lisette 1965 », Ramón Monzón produit quelques gags d’une éphémère série : « César et Clovis ».Â
En 1965, il entre à Pilote après avoir présenté son dossier à René Goscinny qui lui confie la mise en images de récits complets : précisons qu’il s’entendra très bien avec ce dernier qui parle parfaitement l’espagnol.
Monzón anime quatre épisodes de « Jonathan John » (n° 316, 345, 383 et 393) écrits par Kalkus – pseudonyme de Nikita Mandryka – qui apprécie son travail (on comprend pourquoi, ces deux-là sont faits du même bois) et qu’il avait accueilli quelques années plus tôt dans son atelier : une parodie burlesque de western qui méritait mieux que cette brève existence.
Jusqu’en 1968, notre dessinateur signe aussi dans Pilote de courtes histoires complètes écrites par Jean-Marc Reiser et Fred (dont « Six pages d’auto-stop ») (6) : voir le détail de ces récits sur http://www.bdoubliees.com.
En 1969, déçu par une profession qui à son avis manque d’audace, il quitte Paris pour un coin perdu des Landes, juste avant les grandes transformations qu’allait connaître le monde de la bande dessinée. Probablement une occasion ratée de rebondir auprès des créateurs de la nouvelle génération pour cet auteur assoiffé de modernité arrivé trop tôt : par la suite, il refusera même, hélas !, l’invitation de Mandryka qui lui proposait alors de travailler pour L’Écho des savanes.
Ce départ lointain ne l’empêche pas de poursuivre sa carrière de dessinateur pour la jeunesse, ayant pris avant son départ la précaution de s’assurer des collaborations régulières auprès d’éditeurs de second plan, afin de lui permettre de faire vivre sa famille.
À suivre…
Henri FILIPPINI
Compléments bibliographiques, relecture et mise en pages : Gilles Ratier
Pour en savoir plus sur Ramón Monzón, consulter Haga n° 35 et n° 54, BD Scope n° 3, Hop ! n° 5/6, n° 70 et n° 107 ou « Ramon Monzón » par Jean-Paul Tibéri aux éditions Le Taupinambour/Regards en 2016.
(1) Voir Le Concombre masqué.
(2) Voir Pif le chien : histoire d’une tragédie éditoriale.
(3) Voir Les « Pinocchio » de Jacovitti.
(4) Voir Connaissez-vous Eu. Gire ?.
(5) Voir Chouchou : un hebdo XXL !.
(6) Voir Fred, scénariste pour les autres.