Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Les Losers » par Jack Kirby
À l’occasion d’une année qui aura été précédée et marquée par diverses publications en hommage aux cent ans de la naissance du King of comics, Jack Kirby, les éditions Urban comics nous proposent un recueil succulent de ses épisodes de la série de guerre méconnue « Les Losers » (1). L’occasion de sortir de ses habituels mondes science-fictionnels pour s’immerger dans de l’aventure, la vraie !
Je dois le confesser, je ne suis pas un grand fan de Jack Kirby. Je possède quelques classiques de sa production pléthorique, dont quelques « Fantastic Four », « Captain America », ou bien « New Gods », « L’Odyssée cosmique », le premier volume du « Quatrième monde », le livre référence de Mark Evanier (« Jack Kirby, King of Comics », traduit chez Urban comics en 2015), quelques récits des « X-Men », « Thor », « Hulk », « Inhumains », « Eternals »… dans pas mal de revues d’époque. Et bien que je reconnaisse à cet artiste un talent évident, de créateur de mondes avant tout, j’ai souvent eu du mal avec son dessin. Surtout ceux de ses propres univers. Visages déformés trop expressifs, carrures trop carrées, mais aussi parfois des récits à la limite du grand-guignolesque. Mais bon sang, le style rond et dynamique de ses premières productions des années 1950 à 1960 a tellement marqué au fer rouge l’industrie du comic book et l’inconscient collectif, que je ne peux que me ranger à l’important hommage qui lui est rendu, depuis déjà un an.
Cela étant dit, cet homme au statut si imposant aujourd’hui a eu une existence peu commune et a entre autres participé au débarquement des alliés et à la libération de la ville de Metz, entre août et décembre 1944. Des moments forts et même sûrement traumatisants, dont il a utilisé les souvenirs pour écrire et illustrer les histoires de cette série DC. Celle-ci était alors publiée aux États-Unis dans la revue Our Fighting Forces, qu’il a reprise au dessinateur Joe Kubert de novembre 1974 à décembre 1975. (2)
Les Losers, ce sont quatre potes de l’armée américaine, quatre parias : le capitaine Storm, Johnny Cloud, le sniper Rafale et le Sergent. Ils forment à eux seuls un commando que l’on envoie dans des missions suicides spéciales, derrière les lignes ennemies. Et que ce soit sur les plages du débarquement, l’Italie, le front russe ou celui du Pacifique, ces quatre têtes brulées, mais courageux soldats, avancent, quoiqu’il arrive, usant de tous les stratagèmes pour assurer leurs missions et leur survie.
Durant leurs aventures, ces quatre-là vont rencontrer divers personnages hauts en couleur. Que ce soit un major allemand un peu allumé et fan de Wagner (« Mourir sur du Wagner »), une grosse mamy chef d’une bande de traîtres à la solde des Japonais (« Panama Fattie »), un jeune passionné de science-fiction (Rodney Pumpkin dans « Le Dévastateur contre Big Max »), un fantôme yougoslave dans « Les Partisans », un soldat allemand coureur de fond se mesurant à un soldat noir (Borman et Jones dans « Jones la tornade »), un général japonais faisant honneur au code Bushido (« Bushido ! »)… Tous donnent un cachet aux récits, les rendant plus humains, vécus, et à hauteur d’homme. Kirby a été soldat et sait ce qu’est le combat. Son talent de conteur lui permet donc de rendre plausible ses histoires pourtant piochées ça et là , et de les façonner aussi pour un format comic-book assez inhabituel : le sien. (C’est à dire se permettant tout).
Il est cependant fascinant de voir à quel point Kirby s’attache ici à représenter ce qu’assez peu de comics de guerre parviennent à montrer habituellement : la vérité crue des conflits, avec toutes leurs horreurs. Les passages d’explosions de roquette ou d’obus étant particulièrement efficaces dans leur rendu tout au long de l’album. Le dernier épisode (« Gung-Ho ! ») mettant en scène la collaboration de certains civils et militaires russes avec l’occupant allemand, dévoile quant à lui, dés son introduction, une exécution de civils particulièrement marquante. Si l’on y voit femmes, hommes et vieillards fauchés par une mitrailleuse, avec des traces d’impacts, l’auteur n’a cependant pas été jusqu’à représenter des enfants. Mais le ton est donné. Et même les Losers n’y peuvent pas grand-chose…
De fait, là où l’on attend plus souvent l’auteur de ces années de création sur des récits de science-fiction délirants, à la limite du cohérent, « Les Losers » parviennent à nous réconcilier pleinement avec leur créateur. Celui-ci arrive en effet à évoquer sans fards, mais avec une belle authenticité la vie de ces soldats dans l’enfer des conflits, quel que soit leur drapeau. Sur un format de 13 à 20 pages à chaque fois, il nous happe et arrive même souvent à provoquer l’émotion, faisant des « Losers » une série très agréable à lire, dans la grande tradition des récits d’aventures. Et ça, ce n’était pas gagné.
Merci aux éditions Urban comics de nous permettre de (re) découvrir ces récits restés invisibles depuis plus de 40 ans (3) et vive Jack Kirby !
Franck GUIGUE
(1) Cet album est publié autour de trois événements organisés conjointement par le conseil général de la Moselle et les éditions Urban comics.
— Du 1er avril au 15 décembre : l’exposition « Les Héros oubliés – Dornot-Corny, a Small Place in Hell », au musée de la guerre de 1870 et de l’Annexion, à Gravelotte.
Du 1er avril au 29 octobre 2017 : l’exposition « Les Héros dessinés, de la guerre de Troie à la guerre des étoiles », au château Malbrouck. Une partie de cette exposition sera spécialement dédiée à Jack Kirby.
Le château de Malbrouk a également accueilli un festival BD du 3 au 5 juin, autour de la thématique Guerre et BD.
Plus d’informations sur le site officiel : http://www.moselle.fr/actus/Pages/cabanes2017_Kirby.aspx.
(2) Our Fighting Forces a débuté en 1954, avec divers récits de guerre, mais c’est seulement en 1970 que les histoires des « Losers » sont apparues dans la revue. Kirby assurera les épisodes 151 à 162, recueillis ici.
(3) Les « Losers » de Jack Kirby ont été publiés en France à l’époque chez Artima dans les revues Choc et Brûlant, entre 1979 et 1982. Voir l’incontournable site Comicsvf pour les détails des numéros : http://www.comicsvf.com/us/771.php
« Les Losers » par Jack Kirby
Éditions Urban comics (22,50 €) – ISBN : 979-1-0268-1172-5
Planches montrées : (c) 1974, 1975, 2009 DC COMICS. 2017 URBAN COMICS pour la version française.
Cette mise en couleur flashy est hideuse
En effet, surtout quand on la compare avec la couverture originale américaine, mais aussi avec les couvertures françaises. On voit que les couleurs étaient bien plus subtiles.
D’habitude, Urban fait mieux que Panini.
Ce sera sans moi.
Votre commentaire est peu adapté, la couverture au-dessus est bien de Kirby, encrée par Berry. Il réalisa d’ailleurs lui-même la majorité des covers sur son run vers 1974, Joe Kubert n’en fera que deux ou trois (de mémoire), même s’il a travaillé sur ce titre en dehors de la présence de Kirby.
Maintenant, ces couleurs flashy sont assez hideuses. Ce ne sont pas celles des comics de l’époque, alors s’agit-il de couleurs refaites pour la sortie du hardcover chez DC? Je ne peux penser que Urban les ait refaites juste pour le plaisir….
Merci Michel. Je réalise que voulant montrer la présence importante de Kubert sur ce run, hors Kirby, j’ai malheureusement mis un commentaire sous la mauvaise image. Au passage, Mike Royer est l’autre encreur privilégié sur les autres couvertures. Donc, mea culpa pour le commentaire de fait non adapté, que je retire de cette image. Je vous laisse pour le reste commenter les couleurs, qui, pour ma part, ne m’ont pas gênées dans la lecture. Mais il est vrai qu’elle sont flashy.
Je viens de vérifier sur le livre lui-même. Le côté fluo que l’on voit sur les images numériques de l’article n’est pas aussi évident sur le papier. Ici, c’est vrai que ça saute aux yeux. Ces couleurs, certes un peu flashy sont ceci-dit les même déjà vues dans le volume 1 du « Quatrième monde » par exemple, en comparaison. J’essaie d’en savoir plus auprès de l’éditeur.
Bonjour Frank.
Merci pour ces précisions. Pour le commentaire, il suffit de le déplacer sous la couverture du Brulant. Quant aux visuels des pages des Losers, je suppose que vous avez repris des visuels d’Urban sous forme de PDF, et dans certains cas, la version livre diffère. Je vais devoir vérifier en librairie! Vous savez sans doute que Marvel US a entrepris un travail de « modernisation » de ses vieux comics (couleurs et lettrage, je crois) pour la reprise en albums, notamment particulièrement visible sur les Journey into Mystery/ Thor de Kirby et Lee, je me demandais donc si DC avait suivi cette voie.
Pour répondre à Michel,
Oui, DC a suivi cette voie, hélas. Ainsi les épisodes de Batman dessinés par Neal Adams et regroupés en anthologies ont vus leurs couleurs « modernisées » à coup de dégradés Photoshop qui donnent des allures de baudruches en plastique aux personnages. C’est affligeant. Je ne sais pas quels sont les tâcherons qui s’occupent de ces remises en couleurs, mais ils abîment des Å“uvres du patrimoine et découragent l’achat de ces volumes quand on a connu la colorisation d’origine, bien plus subtile. Pour l’amateur, le choix est simple : c’est ça ou rien.
Pour ma part, c’est rien.
Voilà la réponse officielle de François Hercouët, directeur éditorial d’Urban Comics :
« Nous sommes repartis des fichiers mis à disposition par DC Comics, fichiers dont les couleurs d’origine ont bénéficié d’une « remasterisation ».
Il s’agit d’un simple aplat défini sur les bases des couleurs d’origine et très semblable à ce qui avait été publié lors de la première édition de ces épisodes, mais pas sur le même papier, à l’évidence.
Certes, on perd le côté vintage de la trame (au rendu « explosé » par la qualité moindre du papier et les techniques d’impression de l’époque) que l’on avait pu voir dans Superman – Adieu Kryptonite), mais soyez assuré tout a été réalisé dans le respect de l’œuvre originale. »
Merci, Franck, d’avoir mené l’enquête, avec efficacité!
Donc, Urban n’y est pour rien, c’est la remastérisation chez DC US. Cela explique tout (les comics d’antan étaient imprimés sur du papier journal mat qui atténuait la vivacité des couleurs, les livres modernes sont imprimés sur du papier bien blanc…qui renforce !
C’est le même problème avec les disques, les puristes préfèrent certains 33 tours aux CD.
Je pense quand même qu’on a substitué aux couleurs à la gouache passées à la main des aplats numériques à la photoshop ou autre logiciel.
Cela explique tout, mais ne justifie rien à mon avis! Il vaut mieux relire, pour ceux qui ont la chance d’avoir les comics VO dans leur collection.
Intéressant débat, qui n’est pas nouveau néanmoins. J’aime bien l’analogie avec les disques Michel, puisque je suis moi-même un amateur de vinyles et de quelques éditions originales.
Alors, ces recueils doivent-ils être boudés ? méprisés ? Le rôle des éditeurs modernes diminué quant à leur médiation patrimoniale?? C’est problématique. Mais c’est sûr que lorsque l’on s’intéresse à des comics anciens, je ne vois pas bien l’intérêt de vouloir « moderniser » le dessin (les couleurs), puisque l’on va s’adresser en priorité à des amateurs de vieilleries ?
Au moins ici, n’aura t’on pas changé le dessin, comme ce qui s’est passé pour les rééditions de la saga de John Difool, par exemple, et avec l’aval du scénariste, si je ne m’abuse.
La couleur n’était pas posée à la main à la gouache, c’était un procédé Benday qui était utilisé. Les coloristes connaissaient le nuancier par cÅ“ur et transmettaient les références au graveur à partir des indications du dessinateur mais en les respectant rarement (ce qui donnait lieu à des erreurs parfois cocasses). Rappelons que le Benday définit chaque couleur par des pourcentages de trames dans les trois couleurs primaires plus le noir qui sont ensuite combinés.
Les plaques de gravure étaient en plastique tout pourri qui écrasait les trames et se détérioraient à l’usage (d’où l’impossibilité de les réutiliser), l’encre était de piètre qualité.
Mais les coloristes savaient anticiper le résultat et poussaient les couleurs pour qu’elles survivent à ce traitement.
Dans le pays, il n’y avait quasiment qu’un seul imprimeur capable d’imprimer vite (et mal) la quantité astronomiques d’exemplaires qui sortaient chaque mois pour presque tous les éditeurs US.
Quant au dessin, il a été refait par Neal Adams, par exemple, sur Deadman et Batman. Pour leurs anthologies respectives, il a redessiné certains épisodes entièrement avec son style actuel à la plume, saturé de hachures. Le résultat est d’autant plus déplorable que les autres histoires sont restées dans son style d’époque, pinceau et aplats.
Quand on lui demande pourquoi il a fait ça, il explique que c’est plus moderne et que ceux qui restent attachées aux vieilleries d’origine sont des nostalgiques qui n’ont qu’à se payer les numéros originaux.
Il est évident que ni Urban, ni Panini ne sont responsables de ces altérations. Le coût de ces modifications ne peut être couvert que par DC et Marvel. On peut par contre se demander ce qui passe par la tête des directeurs artistiques en charge des « restaurations » qui leur sont confiées (studios indépendants de DC et Marvel).