Depuis 2021, chaque année, Tiburce Oger rassemble une belle équipe de dessinateurs et dessinatrices pour évoquer l’Ouest américain à travers des personnages authentiques – le Far West, donc – et l’exploitation de ces territoires par des individus qui oubliaient, bien souvent, qu’ils n’étaient que des colonisateurs assoiffés de richesses…
Lire la suite...« Giant » T1 par Mikaël
En dépit de la Grande Dépression, New York voit toujours plus grand, toujours plus haut ! En 1932, le chantier du Rockfeller Center occupe ainsi plus de 4 000 hommes : tous ont accepté de risquer leur vie sur les poutrelles métalliques, pour envoyer un maigre pécule à leurs familles. Parmi eux, Dan, qui vient de remplacer un ouvrier mort accidentellement. Giant, un colosse irlandais et taciturne, a été chargé d’avertir la jeune veuve : au lieu de ça, il préfère lui envoyer de l’argent et lui écrire des lettres très bien tournées. Des missives qui peuvent passer pour celles du mari tragiquement disparu…
Récit prévu en 2 tomes (la suite paraîtra en janvier 2018), « Giant » est l’œuvre de Mikaël, un auteur franco-canadien connu tant pour ses albums jeunesse (« Junior l’aventurier » de 2001 à 2009) que ses récits plus adultes (« Promise », 2013 à 2015). Avec « Giant », Mikaël met en scène dans une teinte sépia l’un des épisodes-clés de l’histoire américaine contemporaine : aux lendemains du krach boursier de 1929, nombre de projets de construction de gratte-ciels furent stoppés ou freinés. L’effondrement du « rêve américain » aura été traduit de manière significative par Steinbeck (« Les Raisins de la colère » en 1939, « Rue de la sardine » en 1945) ou Chaplin (« Les Lumières de la ville » en 1931 ; « Les Temps modernes » en 1936), et la bande dessinée elle-même aura postérieurement illustrée ce sujet avec des titres notables : « Un Pacte avec dieu » de Will Eisner (1978), « Jimmy Boy » (David, 1984 à 1995), « O’Boys » (Thirault et Cuzor, 2009 à 2012) et plus récemment « Un Homme de joie » (Hautière et François, 2015). Dès 1850, la hausse démographique, le nombre grandissant de cols blancs et les évolutions techniques rendent plus facile le fait de construire et de vivre dans des immeubles toujours plus hauts. New York et Chicago, puis Détroit, Cleveland ou Seattle rivalisèrent en la matière : au Home Insurance Buiding (1884), considéré comme le premier gratte-ciel, succéderont le Singer Building (1908, 187 mètres de haut), le Woolworth Building (1913, 241 m), le Chrysler Building (1930, 318 m) et l’Empire State Building (1931, 381 m), ce dernier étant devenu un symbole art déco absolu et mythique depuis le surgissement d’un certain « King Kong » en 1933 !
Comme le souligne « Giant », les ouvriers d’alors payèrent un lourd tribut au rêve architectural de la création du plus haut immeuble du monde. Notons du reste que cette course folle vers le ciel se poursuit toujours actuellement, de New York (où le One World Trade Center, érigé en 2014, culmine à 541 m) à Dubaï (Burj Khalifa de 828 m depuis 2010) en passant par l’Arabie Saoudite (la Jeddah Tower, en construction, fera 1000 m). Parmi les pionniers, le magnat du pétrole John D. Rockefeller décide à la fin des années 1920 d’investir dans l’immobilier : un vaste projet de construction de quatorze bâtiments de style art déco débute le 17 mai 1930 dans le quartier d’affaires new-yorkais de Midtown. Pour la première fois dans l’histoire des villes, il est question d’élever un grand ensemble d’immeubles associant bureaux, commerces et équipements de loisirs : une « ville dans la ville », selon l’expression utilisée par le maire de New York en 1939, à l’époque de l’achèvement des travaux.
En couverture, l’homme et sa création : relativement flegmatique, saisi dans un moment de pause intemporel, l’ouvrier contemple la silhouette de l’Empire State Building. Ce temps de solitude, s’il immortalise la cheville ouvrière de l’esprit d’entrepreneuriat américain, semblera paradoxal : est-ce l’humain qui domine cet amas de pierre et d’acier ou, à l’inverse, la ville dévoratrice et tentaculaire a-t-elle ruiné tout espoir réel d’élévation sociale, dans un contexte miné par la crise économique ? Reflet de cette vision crépusculaire, le dessin de Mikaël instille également une part de rêve : à quoi l’homme songe-t-il, si ce n’est à sa famille ou à cette femme laissée loin en contrebas, unique raison de son combat contre un environnement hostile et – comme on peut le constater… – « éminemment » dangereux. Si le photographe Lewis Hine s’employa à représenter les ouvriers comme des héros flirtant avec le vertige tels d’improbables funambules, des critiques (dont Edison) s’inquiétèrent assez vite de l’impact de la technologie moderne et de la vie urbaine sur la condition humaine. Synonyme de bruit et de pollution, les gratte-ciels imposaient un mode de vie déshumanisant et régenté aux personnes qui y travaillaient. De « Metropolis » (F. Lang, 1927) à « La Tour infernale » (John Guillermin, 1974), l’image de fiction allait de fait souligner l’aspect terrifiant de tels monstres urbanistiques. « Giant », de brillante manière, en donne une vertigineuse illustration, tout en mettant en perspective de triste sort des immigrants au sein des années 1930.
Comment est né cet album et d’où provient votre intérêt pour la construction des gratte-ciel ?
Mikaël : « « Giant » est né il y a plusieurs années, d’une envie de raconter une histoire se passant à New York, une ville qui me fascine depuis l’enfance. Mais je n’arrivais pas à trouver le bon angle d’approche. En 2013, je suis alors retombé sur la célèbre photo mettant en scène 11 ouvriers assis sur une poutre, les pieds dans le vide, prenant leur lunch au 69e étage de la tour principale du Rockefeller Center alors en construction. J’ai tiré le fil de cette photo prise en 1932, une année mouvementée aux USA alors en pleine Grande Dépression depuis le krach boursier de 1929 et j’ai découvert ce monde fascinant de la construction des gratte-ciel. Ces tours sont le symbole de cette ville, de ce pays, construits à la sueur de milliers d’immigrants. Sur les chantiers, de nombreuses communautés étaient présentes, mais les meilleurs monteurs d’acier étaient les Irlandais et les Amérindiens Mohawks venant du Québec. J’ai alors choisi de raconté leur histoire. Mais ça, c’est pour la Grande Histoire, le contexte, car ce qui m’intéresse surtout, ce sont les petites histoires, celles des petites gens, en particuliers des immigrants qui ont quitté leur pays natal, traversé un Océan pour se reconstruire une vie dans le nouveau monde. Je suis moi-même un français qui a immigré au Canada, donc je sais ce que c’est que de s’expatrier, même si entendons-nous, les conditions d’immigration que j’ai connu sont loin de celle des années 30 (rires !). »
Le visuel de couverture est particulièrement réussi : en avez-vous eu immédiatement l’idée ?
Mikaël : « Concernant la couverture, elle est née d’un dessin que j’avais fait pour illustrer mon dossier de présentation aux éditeurs en 2014. J’avais réalisé ce dessin en m’inspirant de plusieurs photos de chantiers d’époque. Le clair-obscur avec la silhouette de mon personnage principal sur le chantier dominant la ville était un dessin qui résumait à lui seul toute l’histoire de « Giant », le lieu, le contexte historique, la solitude de mon personnage, etc. Au moment de parler de la couverture avec mon éditeur, j’avais déjà finalisé la moitié des pages du tome 1 ; je lui ai alors fait plusieurs propositions sans qu’aucune ne fasse vraiment l’unanimité dans l’équipe éditoriale. Dans l’impasse, on a alors reparlé de ce dessin, qui figurait dans mon dossier de présentation. Mais je trouvais les tons et l’ambiance bleu-nuit trop foncée. J’ai quand même repris le dessin, corrigé la composition de mon personnage et surtout changé l’ambiance chromatique pour que la silhouette de Giant se détache bien du fond. Le clair-obscur aide à cela, bien évidemment, mais avec un fond quasiment blanc, l’impact est encore plus important. Cette fois, le visuel que j’ai présenté a emballé tout le monde chez Dargaud. Ensuite, c’est le graphiste Philippe Ghielmetti qui s’est chargé de la maquette. Son travail est remarquable. Il a utilisé pour le titre un cartouche rappelant les panneaux de ville aux USA et il a concentré le titre, le nom de l’auteur, le numéro du tome et la maison d’édition dans un même espace pour laisser le plus de place au dessin, afin qu’il parle de lui-même. On demande plusieurs choses à une couverture, entre autre de raconter en une fraction de seconde quelque chose, de mettre en contexte le lecteur pour lui donner l’envie d’ouvrir le livre, et aussi, on lui demande de sortir du lot, d’essayer de se démarquer des autres. Je pense que c’est ce qu’il se passe avec cette couverture au final. En tout cas, tous les commentaires que j’en ai eu vont dans ce sens, donc on se dit avec l’éditeur que nous avons fait le bon choix, au lecteur d’en juger maintenant ! »
Philippe TOMBLAINE
« Giant » T1 par Mikaël
Éditions (13,99 €) – ISBN : 978-2-5050-6609-5