« Les Harlem Hellfighters » par Caanan White et Max Brooks

1914-1918 : quatre années de guerre mondiale intensives et d’horreur que de nombreux pays commémorent depuis 2014, avec diverses manifestations et publications. C’est l’occasion précise du centième anniversaire de l’arrivée des troupes américaines en France en juin 1917 qui a servi de prétexte aux éditions Pierre de Taillac, spécialisées dans l’histoire militaire, pour proposer aux lecteurs français le roman graphique inédit des auteurs américains Max Brooks et Caanan White.

Nous sommes le 2 avril 1917. Cela fait déjà trois ans que l’Europe est plongée dans le chaos. Thomas Woodrow Wilson, alors président des États-Unis d’Amérique, comprend qu’il ne pourra pas définitivement rester en dehors du conflit et annonce qu’il va falloir « faire du monde un endroit sûr pour la démocratie ». À Harlem, au deuxième étage d’un studio de danse, on recrute auprès de la communauté noire d’Amérique. Des dizaines de jeunes venus de toutes parts vont former le 15e régiment de la garde nationale de New York : Les Serpents à sonnette noirs.

Rassemblés au camp Whitman, comté de Dutchess, New York, dès juillet 1917, où ils apprennent à creuser des tranchées, ils termineront au bout de trois semaines seulement leur « entraînement», sans armes (réservées aux blancs),dans la ville sudiste Spartanburg. Là, trois semaines plus tôt, des incidents racistes entre la population et le 24e régiment noir de volontaires, basé ici, firent seize morts côté blancs, quatre noirs… mais treize autres soldats furent pendus pour mutinerie. Et le régiment, déshonoré, perdu tout espoir de partir combattre.

Finalement, nos Serpents à sonnettes vont quant à eux recevoir le droit d’embarquer pour la France, un peu moins d’un mois après leur arrivée. Mais, là encore, aucun départ en fanfare et plusieurs traversées houleuses, avant de finir en janvier 1918 sur un port à faire les dockers pour les troupes régulières. En vérité, l’état-major n’avait pas vraiment le désir de les laisser combattre. Mais ce sont les Allemands, avec leur dernière offensive (la Kaiserschlacht), qui vont obliger les autorités françaises à demander de l’aide d’urgence. Le 369e régiment d’infanterie, que les Allemands eux-mêmes allaient surnommer les combattants de l’enfer était né.

Max Brooks, né en 1972, est le fils du célèbre réalisateur Mel Brooks. Auteur de science-fiction, il a notamment écrit « Guide de survie en territoire zombie » et « World War Z », adapté au cinéma avec Brad Pitt dans le rôle principal. Sa connaissance de cet épisode très peu connu de la Première Guerre mondiale remonte à ses onze ans, alors qu’un étudiant travaillant pour ses parents lui révéla l’existence de cette compagnie de soldats noirs, venue se battre en France. Il n’eut alors de cesse d’en savoir davantage, et il lui fallut pratiquement vingt-trois ans pour, qu’enfin, alors qu’il travaillait avec la maison d’édition de comics Avatar Pres, pour les illustrations de son livre « Guide de survie… », il fasse connaissance avec le dessinateur Caanan White et réalise les possibilités extraordinaires du roman graphique. La somme de documents et d’informations rassemblées sur cet épisode enfoui de l’histoire des États-Unis pouvait alors paraître au grand jour.

La force de ce roman graphique, qui, disons-le, dépareille quand même un peu au premier abord dans le paysage comics habituel, ne serait-ce que par son format roman et l’éditeur qui l’abrite, est d’utiliser le ton de la première personne. Wayne Edge est le personnage central, un jeune noir de Harlem qui va conter son histoire et celle de ses camarades d’amère fortune : Henry Jonhson, David Edward Scott, Desmond Scatliffe, les sergents Adams, Mandla… Personnages (ré)inventés pour la plupart, hormis le lieutenant James Reese Europe : célèbre compositeur et chef d’orchestre de jazz.

Edge va nous immerger, comme dans un film, dans leur terrible descente aux enfers, dans les tranchées, parmi leurs frères de combat français, et les rats, et les gaz, et la mitraille et les bombardements. Leur détermination, fruit de tant de privation, d’injustice et de volonté de sortir du lot, va cependant les amener à une attitude sauvage qui leur permettra de reprendre du terrain sur l’ennemi et apportera une reconnaissance un peu obligée de l’armée. Mais s’ils obtiennent une parade à New York, le 17 février 1919 (lors de leur retour), ils seront très vite ignorés, oubliés, et l’amertume les gagnera, d’autant plus que l’été qui suivit sera appelé l’été rouge de 1919, les pires émeutes raciales que connurent les États-Unis

C’est tout le mérite de ce roman graphique que de restituer le contexte et les événements de cet épisode oublié de la Grande Guerre, avec beaucoup de justesse et de recul, mais aussi de réalisme.

Caanan White se sert d’un trait fin et aiguisé, à l’encre noire, un peu dans le style de Jason Lutes, pour mettre en images ce scénario détaillé qui, malgré quelques rares cases manquant un peu de clarté, parvient à nous embarquer dans un récit humain extraordinaire.

Max Brooks peut être fier d’avoir ainsi rendu hommage à tout ces hommes oubliés qui ont pourtant donné leur vie et n’ont même pas connu le réconfort de la reconnaissance de leur patrie, de leur vivant. Cela fait évidemment écho à nos propres tirailleurs sénégalais, dont la naturalisation de 28 d’entre eux a eu lieu samedi 15 avril, soit 99 ans après la fin de la Grande Guerre. (1)

Un ouvrage indispensable dans toute bibliothèque consacrée à la Première Guerre mondiale.

Franck GUIGUE

 

« Les Harlem Hellfighters » par Caanan White et Max Brooks 

Éditions Pierre de Taillac (14,90 €) — ISBN : 978-2-36445-081-3

 

(1) Pas vraiment, en fait, car ils avaient perdu leur nationalité à l’indépendance des colonies africaines, en 1960. Mais quand même !
Voir : http://www.bfmtv.com/politique/hollande-reintegre-solennellement-28-tirailleurs-senegalais-dans-la-nationalite-francaise-1143316.html.

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