Interview de Laurel pour sa BD autoéditée « Comme convenu »…

Est-ce que les blogs BD sont l’avenir de la bande dessinée ? Certains se posent toujours la question, même si les éditeurs continuent de piocher dans ce vivier de jeunes créateurs pas toujours polyvalents. Certaines stars ont émergé, comme Boulet ou Pénélope Bagieu. D’autres biens connus y viennent, tel Zep avec la complicité du journal Le Monde. Finalement, toutes ces stars font aujourd’hui partie du système. Pourtant, certains auteurs de talent veulent être maîtres de leurs propres créations, à l’instar de Laurel : rencontre avec une véritable artiste dont le crayon a su conquérir un lectorat fidèle et surtout reconnaissant.

Laurel est une dessinatrice de bande dessinée à part dans le paysage français. Elle a débuté avec deux amies, Mélaka et Cha, dans les pages du vénérable magazine Spirou, avec la rubrique « 33 rue Carambole ». En parallèle, elles animaient chacune de leur côté leur propre blog BD sur internet. Le souci, c’est qu’un blog BD ne fait pas vivre, puisque tout ce qui y est publié l’est gratuitement. L’aventure papier va donc commencer dans le Spirou n° 3447 du 5 mai 2004 ; elle durera 31 semaines. La popularité de la double page hebdomadaire est telle que le magazine consacrera même un numéro spécial où les trois dessinatrices vont, littéralement, envahir chaque page du journal avec leurs dessins, leurs remarques et leur humour apportant un vent de fraîcheur à la rédaction.

La première double page du « 33 rue Carambole ».

Nommée Laureline par ses parents, en hommage à la saga « Valerian », l’avenir dans la BD de celle qui se fait aujourd’hui sobrement appeler Laurel, semblait tout tracé. Même si elle a commencé à dessiner pour Dupuis, c’est en 2006, chez Vents d’ouest, que sort son premier album : « Le Journal de Carmilla », d’après un scénario de Lorris Murail. La série compte à ce jour quatre volumes. En 2009, chez Warum, une compilation des meilleures histoires et illustrations de son blog « Un crayon dans le cœur » est éditée. Entre-temps, elle enchaîne les projets jeunesse, illustrations, jeux, etc. En 2010, un mini récit paraît dans le Spirou n° 3767 du 23 juin : « Miaouzan l’homme-chat ». Puis, encore avec Lorris Murail, elle réalise « Les Enquêtes surnaturelles de Mina » chez Vents d’ouest. En 2011, sort chez Dargaud « Marche ou rêve » en collaboration avec Elric. Depuis 2012, elle a sa propre série « Cerise », aux éditions du Lombard, dont le troisième tome eut une gestion très lente, comme on peut le découvrir au fil des pages de « Comme convenu ».

En parallèle, Laurel raconte sur son blog, sa vie en Bande dessinée. Le lecteur suit donc les péripéties de cette auteur et notamment sa rencontre avec Adrien Duermael : un jeune programmeur plein d’ambition. Avec lui, elle va se lancer dans le jeu vidéo sur iPhone, elle au dessin, lui au code. Puis, une opportunité de carrière s’est présentée, l’une de celle que l’on ne refuse pas. Avec deux de ses connaissances, Adrien décide de monter une société de jeu vidéo et partir s’installer à San Francisco. Il propose à Laurel, qui est depuis devenu sa femme, de participer à l’aventure en tant que graphiste officiel associé. La famille déménage en Californie : c’est une nouvelle vie qui démarre pour Adrien, Laurel, sa fille Cerise, quelques meubles et même l’un de ses chats, Brume, qui sont bien évidemment du voyage. Mais tout ne s’est pas passé comme convenu, loin de là.

Du coup, entre d’autres histoires plus anecdotiques, Laurel a décidé de réaliser une BD pour tout expliquer, en commençant par son déménagement au pays de l’oncle Sam. La première version remaniée du blog se nomme sobrement « Ma vie en Californie », puis la BD prenant de plus en plus forme, elle est rapidement renommée « The Daily Struggle ». Jusqu’au jour fatidique où Laurel réceptionne un courriel d’un associé majoritaire annonçant une terrible nouvelle, que je vous laisse découvrir, commençant son message par un laconique : « Comme convenu ». Ce qui deviendra le titre définitif de ces deux pavés totalisant 500 pages.

Mais l’aventure a quand même eu ses côtés positifs : « J’ai pu apprendre beaucoup de choses en vivant en Californie. « Comme convenu » raconte notre arrivée et, le moins qu’on puisse dire, c’est que ça a été mouvementé. » Pourtant, elle garde la tête sur les épaules et sait relativiser les choses : « Être ici m’apporte beaucoup, mais je ne sais pas si je peux dire que je suis plus sereine aujourd’hui. Tout bouge très vite dans la région, le coût de la vie augmente tellement rapidement qu’on peut presque le constater chaque mois. Du moins dans la Silicon Valley : ce n’est pas forcément représentatif pour toute la Californie. On se pose la question de rentrer, comme beaucoup d’expatriés. Je sais juste que dans mon cas ce ne sera pas avant que ma fille termine le lycée, dans un peu plus de 3 ans ». Bien évidemment, l’Amérique a beaucoup changé depuis son arrivée et l’élection de Donald Trump a lourdement modifié le paysage, pourtant « je ne ressens pas vraiment de différence depuis l’élection, je pense que si ça doit changer quelque chose, je ne le verrai pas avant plusieurs mois. Je n’ai pas le droit de vote ici, donc tout ce que je peux faire c’est espérer que rien de grave ne se produise… » Néanmoins, personnellement, cette situation-là me désole « J’ai entendu dire que des subventions dans le domaine de la culture ont déjà été supprimées à San Francisco, à la suite des élections ».

Quoi qu’il en soit, Laurel, comme tout auteur de BD, rêve de voir son œuvre publiée. Elle a bien des propositions d’éditeurs français, mais les sommes sont tellement ridicules qu’elle se dit que c’est peut-être le moment de s’autoéditer. Elle a d’ailleurs un œil assez critique sur le monde de l’édition tel qu’il existe aujourd’hui : « C’est de plus en plus difficile de vivre de la BD, je pense. Mais surtout il ne faut pas abandonner si c’est une passion ! Les bons contrats d’édition se font rares. » Et pour les jeunes qui voudrait se lancer dans l’aventure, de renchérir : « Mon conseil c’est de se garder une petite bulle personnelle, un projet qui se construit sur le côté sans pression éditoriale. »

D’un autre côté, Laurel est une artiste qui sait se remettre en question et n’hésite pas à utiliser tous les outils de son temps : « La tablette graphique a changé ma façon de travailler ! J’ai de la chance de vivre à cette époque pour pouvoir en profiter. Quand je dessinais sur papier, je devais ensuite scanner et nettoyer le trait pour chaque dessin, c’est un gros gain de temps de ne plus avoir à passer par cette étape ! »

Le pari est donc osé, pour sortir la première moitié de l’histoire, soit 250 pages, il faut au moins réussi à obtenir 9 373 € pour que l’album soit au prix convenable de 27 €. Mais son lectorat a répondu présent, et même si la BD est entièrement disponible gratuitement sur Internet, au bout de 24h la somme requise est entièrement récoltée… et cela ne va pas s’arrêter en si bon chemin. Laurel récoltera finalement 268 146 € grâce à 7 962 contributeurs et donc autant, voire plus de lecteurs.

« Je n’avais pas d’objectif de chiffre élevé pour la première campagne. Tout ce que je voulais c’est que le livre soit imprimé pour quelques personnes. Pour que, finalement, moi même je puisse le posséder… »

Avec un projet financé à auteur de 2 860 %, la surprise fut de taille. Le livre a naturellement bénéficié de cette rentrée supplémentaire : dorure, vernis sélectif, un papier a fort grammage et surtout de nombreux produits supplémentaires : marque page, autocollant, sac de course. En étant ainsi proche de ses lecteurs et maître de son travail, elle peut les récompenser pour leur fidélité et surtout faire le produit dont elle-même rêve. Avant, quand elle proposait aux éditeurs de rajouter une simple planche de stickers, cela semblait compliqué et du coup, ça ne s’est jamais concrétisé. Cette frustration disparaît donc avec ce projet autoédité.

La seconde campagne Ulule s’annonçait bien, on aurait pu penser que Laurel serait plus sereine : « Au contraire, pour la deuxième campagne, je me sentais comme attendu au tournant. Et puis si des contributeurs de la première campagne ne reviennent pas, c’est peut-être qu’il y a eu une déception pour une raison ou une autre ». Sauf que tout s’est bien passé et la campagne fut totalement financée en moins de 10 minutes. Elle a même explosé les ventes du premier tome avec la venue de nouveaux lecteurs, grâce à la possibilité d’obtenir ce qui reste du premier tirage du livre, ou une réédition, afin d’avoir les deux volumes en même temps.

Aujourd’hui, la campagne a dépassé les 300 000 € et Laurel ne cache pas sa satisfaction en inondant une nouvelle fois son auditoire de produits dérivés assez originaux. Entre les marque-pages, autocollants, cartes postales, on retrouve un aimant pour les packs prestige ainsi qu’un autocollant brodé, qui vient d’être débloqué.

Pour autant, cette rentrée d’argent providentielle n’est pas due au hasard. Le succès, Laurel le doit à son trait de crayon extrêmement expressif et sa mise en page dynamique, permettant de raconter en seulement quelques cases une tranche de vie qui semble accessible, grâce à sa mise en abîme qu’elle opère quotidiennement sur son blog. Plus qu’une simple narration linéaire, elle introduit également une bonne dose d’humour avec la présence de son chat philosophe ou d’écureuils roublards. Chaque planche est pleine de vie, et même dans les moments tragiques, elle arrive à transmettre un sentiment d’empathie qui parle au lectorat.

Néanmoins, elle sait qu’elle est chanceuse et sait garder la tête froide malgré le succès indéniable de son diptyque : « Il n’y a eu aucun calcul de ma part. Je partage des histoires et des illustrations sur mon blog depuis 14 ans, ce qui explique certainement la base de lecteurs qui s’est construite. J’ai été agréablement surprise de constater à quel point ces lecteurs me supportent d’ailleurs. »

Et quand on lui demande ce qui fait son secret, quand les autres auteurs organisant des campagnes de financement participatif arrivent péniblement à obtenir quelques centaines d’euros pour leurs livres, elle s’en rend compte : « C’est difficile de donner des conseils, il n’y a pas vraiment de recette ». Au final, « la somme récoltée est importante et est affichée sur la page Ulule, c’est normal qu’il y ait des commentaires » quand on lui fait remarquer que certains lecteurs ne comprenaient pas le travail d’auteur qu’il y a derrière cet exercice colossal. Heureusement, « Une partie de la somme se transforme en salaire pour moi, pour couvrir les années pendant lesquelles j’ai travaillé sur ce projet ».

Aujourd’hui, après deux campagnes couronnées de succès, et de nombreux déboires personnels (tous relatés dans sa BD), Laurel envisage l’avenir plus sereinement et ses journées sont toujours bien occupées. « En ce moment je partage mon temps de travail entre « Comme convenu » et les illustrations pour Docker, une entreprise technologique de la Silicon Valley. La répartition dépend un peu de la période, le nombre de choses à faire pour Docker varie chaque mois. Pour « Comme convenu », ça dépend aussi. J’ai déjà noté tout ce qu’il faut raconter, dans l’ordre, jusqu’à la fin. Si j’ai le découpage des prochaines pages, je me lance sur le crayonné et l’encrage. Sinon ma journée est dédiée au découpage de la suite. En ce moment c’est un peu spécial durant la campagne de crowdfunding (financement participatif, NDLR), il faut aussi que je prépare la production des livres et des goodies. C’est beaucoup d’échanges avec les différents prestataires, mon compagnon m’aide sur cet aspect. »

Ça en fait des livres à dédicacer !

Heureusement, après la galère, comme elle vient de nous le dire, elle a pu intégrer le département du design graphique d’une entreprise technologique de la Silicone Valley : Docker. Une start-up dirigée par des Français, mais elle aussi expatriée aux États-Unis. Sa technologie révolutionnant le cloud computing en proposant des conteneurs, facilement déployables, entre des systèmes qui étaient auparavant hermétiques les uns des autres. La métaphore est là, il fallait la mettre en image et le génie de Laurel a fait le reste. Baleine porte-conteneurs et autres animaux mignons et colorés qui embellissent et permettent de rendre bien plus accessible la communication, qui aurait pu rester austère, de cette entreprise technologique.

Un dessin, parmi tant d'autres, résumant les activités de Docker.

Il y a de quoi être fière du travail rendu, car « travailler sur le message d’une entreprise et essayer d’expliquer un produit très technique avec des dessins est quelque chose que je n’avais jamais fait. On fait ce travail en duo avec mon compagnon. C’est une expérience enrichissante et apparemment ça plaît aux utilisateurs ». Aujourd’hui, cela lui permet de vivre dignement tout en continuant un travail de bédéiste passionnant.

Elle apprécie l’opportunité qu’elle a eue d’être graphiste à San Francisco : « C’est mieux payé qu’en France. La différence réside, je pense, dans le fait que les techniciens sont moins placés en bas de l’échelle automatiquement qu’en France. Ici on peut plus facilement faire le choix de se spécialiser dans une technique (dessin, programmation, etc.) et faire évoluer son salaire sans jamais devenir manager. Tout le monde n’est pas fait pour diriger des personnes… » En revanche, être expatriée n’a pas que des avantages : « Je côtoie trop peu d’auteurs ! Participer à des festivals me manque. Mais mes livres sont en français et je réside aux États-Unis, donc je n’en ai pas trop l’occasion. »

Et quand on lui demande comment se passe la relation avec les éditeurs en France aujourd’hui, elle constate : « Je n’ai pas beaucoup d’échanges en ce moment. « Cerise » (le tome 3) est le dernier album que j’ai publié avec un éditeur en France, en 2015. Je n’ai pas été contactée pour un tome 4. »

Pourtant, son œuvre continue de vivre puisque «  Bamboo vient de sortir «Les Enquêtes de Violette », c’est un recueil de petites histoires dessinées pour le magazine Les Petites Sorcières il y a quelques années [voir « Les Enquêtes de Violette T1 » par Laurel et Fred Neidhardt]. »

Du coup, a-t-elle d’autres projets en autopublication ? « Pas pour le moment. Je vais commencer un autre projet après « Comme convenu », lequel sera également publié gratuitement en ligne . Quand j’arriverai à la fin, si les lecteurs sont suffisamment intéressés et selon les propositions reçues, je déciderai de l’option pour la publication. »

Et quand on lui demande si elle sait déjà quel sera ce projet, elle répond du tac au tac : « Oui ! Je vais raconter la grossesse que j’ai vécue l’année dernière. » A contrario, il n’y a pas, pour le moment, de projet de publication aux USA, « mais j’aimerais bien que « Comme convenu »  soit traduit en anglais. » Le mot est passé aux éventuels éditeurs anglo-saxons.

En attendant, si vous ne connaissez pas le travail de Laurel, je vous invite à lire sa BD en ligne sur le site qui lui est dédié : commeconvenu.com.

Pour les réfractaires à la lecture sur écran, il reste toujours l’option de la version papier qui est donc en cours de financement sur Ulule. Attention, vous n’avez que jusqu’au 6 avril pour participer. Ensuite, il sera trop tard. Aucune réédition ne semble prévue puisque c’est un projet d’auteur et non une série d’albums gérée par un gros éditeur.

Le succès de Laurel prouve bien qu’une mutation du monde de la BD est possible, mais cela risque d’être encore long. Le public, s’il est prêt à soutenir cet artiste qui fait tout pour s’autopromouvoir depuis 14 ans, n’est sûrement pas enclin à participer aveuglément à un projet d’un jeune inconnu. Pour eux, ils leur restent à convaincre les éditeurs de leur talent et de passer par le chemin classique de la soumission de projets.

De notre côté, nous disons « Vivement la suite », que ce soit sur écran dans un premier temps, puis on espère sur papier également.

Gwenaël JACQUET

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