Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Jazz » par A. Dan, Serge Scotto et Éric Stoffel
Parmi les Å“uvres intemporelles de Marcel Pagnol, « Jazz » n’est – loin s’en faut ! – pas la plus connue. La collection développée par Bamboo (au sein du label Grand Angle) ne pouvait toutefois faire l’impasse sur le beau texte de l’auteur provençal. Présentée sans véritable succès en 1926, cette comédie satirique et fantastique reflète toute une époque : à 56 ans, et alors qu’il brigue un poste à la Sorbonne, un professeur de Grec nommé Blaise se rend compte de la vacuité des chimères qu’il a poursuivi sa vie durant. Une autre recherche du temps perdu et du bonheur débute alors … L’ensemble, qui évoque avec tendresse et poésie la brièveté de la vie et la fragilité des passions, touche au cÅ“ur.
Né à Aubagne en 1895 « au temps des derniers chevriers », Pagnol triomphera en mars 1929 avec « Marius », une pièce créée au Théâtre de Paris avec Raimu dans le rôle mémorable de César. Entre 1925 (« Les Marchands de gloire ») et 1928 (« Topaze », également adapté au travers de 2 albums chez Bamboo en 2016), et avant d’entamer une carrière cinématographique, le dramaturge rédige donc « Jazz ». Si ce titre met étrangement en reflet celui du premier film parlant, « Le Chanteur de jazz », paru l’année suivante, il faudra plutôt y lire le choix annexe effectué par Rodolphe Darzens. Ce dernier, directeur du Théâtre des Arts (situé boulevard des Batignolles) imposera à Pagnol ce choix n’ayant rien à voir avec le contenu de la pièce… De son coté, Pagnol confiera à sa muse Orane Demazis le rôle d’une jeune étudiante, Cécile Boissier, dont Blaise tombera amoureux dans sa veine quête pour reconquérir ses jeunes années. Pagnol, qui avait obtenu un Bac de Philosophie avant d’enseigner l’Anglais, avait débuté son œuvre en écrivant des drames antiques, tels « Catulle » et « Ulysse chez les Phéniciens » (1922). Faisant suite à l’évocation de la Première Guerre mondiale dans « Les Marchands de gloire », « Jazz » fut entamé dès août 1925 sous le titre initial de « Phaeton », en référence au mythe tragique du fils du soleil, foudroyé par excès d’orgueil. Prévue en 5 actes mais finalement jugée trop longue la pièce sera raccourcie afin de conserver l’empathie du public pour le protagoniste principal : inutile de préciser qu’il existait meilleure incarnation héroïque qu’un vieux professeur de Grec ayant raté sa vie ! Précisons que la pièce sera éditée en librairie en 1937 sous son titre initial.
Particulièrement à l’aise dans l’esprit d’adaptation, les scénaristes Serge Scotto et Éric Stoffel rédigent ici leur cinquième titre après « La Gloire de mon père » (2015), « Merlusse » (2015), « Le Château de ma mère » (2016) et « Topaze » (2016). Si l’on se penche sur son visuel de couverture, « Jazz » met directement en scène le monde de la littérature ; seuls les costumes de deux des trois personnages représentés exprimeront donc au mieux une époque (les années 1920 – 1930) en « rapport » avec l’irruption d’un genre musical (le jazz, mais aussi le blues, le swing et le jazz manouche) en Europe. Érudit ou professeur, l’homme assis sur le banc semble perdu, écrasé par le poids d’une vie fanée (le feuillage automnal des alentours connotant à lui seul cette impression digne du spleen baudelairien). Au sol, des feuillets épars et livres ouverts traduisent ce même sentiment d’abandon et de renoncement à un vain savoir. Derrière lui, deux formes fantomatiques : l‘une est celle d’un philosophe grec (dans la pièce, Blaise croit avoir retrouvé un dialogue perdu de Platon), l’autre un double de Blaise. Ce reflet antagoniste, plus jeune et narquois, symbolise l’aspect psychanalytique du récit de Pagnol : liés entre eux, les actes du passé et de l’avenir sont en inévitable correspondance. Enfermé en quelque sorte dans sa tour d’ivoire, le savant n’a pas su, n’a pas vu et n’a pas vécu sa propre vie.
Comme nous l’a confié le dessinateur A.Dan (Daniel Alexandre) concernant la couverture : « « Jazz » est une adaptation d’une pièce de théâtre écrite par Pagnol dans les années 1920. L’idée qui s’imposa à moi d’emblée fut celle du clin d’œil à la pièce. Certes, une idée plutôt lugubre au regard de la dramaturgie développée par l’histoire… Et je conçois qu’une couverture anxiogène puisse inquiéter un éditeur. Ce furent donc d’autres choix qui ont été retenus, dont – par exemple – un dessin conçu pour une césure destinée à séparer les « actes » de la pièce et ceux de l’album ; comme cette scène où Blaise se retrouve seul, accablé par la tristesse tel un petit vieux sur le banc d’un parc déserté. Ses seuls compagnons guettant par dessus son épaule sont alors le fantôme de sa jeunesse, et Platon, son égérie. Nous avons essayé de tourner autour d’autres variantes, mettant Platon en avant, mais c’était un peu trop classique. »
Comme l’écrira Pagnol à destination de ses étudiants via le personnage de Blaise : « Le but de la vie est ailleurs, et toutes les joies qu’elle nous offre sont en notre chair. […] si vous pouvez forger une pioche, bâtir un mur, pétrir un pain, allez et travaillez, et faites quelque chose d’utile. » L’opposition ironique entre culture littéraire et travail manuel pourra paraître simpliste, mais son message moraliste est essentiel. Continuant sur sa lancée, Pagnol peaufinera dans « Topaze » sa caricature d’un professeur rendu méprisable de par sa vie fourvoyée. Renonçant à la tragédie pour la comédie dramatique, « Jazz » avait prouvé à Pagnol qu’une nouvelle musique – cette fois-ci celle des mots et des formules mémorables – était largement susceptible de faire danser le monde. Au fil des décennies suivantes, les dialogues ciselés et les personnages à dimension humaine du grand cinéaste-romancier ne manqueront effectivement pas leur cible, faisant vibrer au chant des cigales un large public conquis par les charmes d’une culture provençale exprimée entre textes et images, Apprécions, en compagnie des auteurs, de retrouver ici les germes si savoureux de ce pittoresque univers…
Quels seront les prochains tomes à paraître dans cette collection ? De l’avis des scénaristes, « Le Temps des secrets » est prévu pour novembre, tandis que « Jean de Florette » est au stade de l’écriture. 2018 et 2019 devraient ensuite être les années du « Temps des amours », des « Marchands de gloire » puis de « Manon des sources ». Espérons que l’eau des collines ne se tarisse point…
Philippe TOMBLAINE
« Jazz » par A. Dan, Serge Scotto et Éric Stoffel
Éditions Bamboo/Grand Angle (16,90 €) – ISBN : 978-2-81894-142-3