« Les Solitaires » par Tim Lane

Avec « Les Solitaires », Tim Lane nous invite à une plongée sans concession dans l’arrière-salle de l’Amérique, celle des laissés-pour-compte, des clochards, des marginaux, des excentriques, des miséreux, des illuminés, des loubards et autres déviants. Mais c’est aussi un panorama de ce qui a constitué la culture populaire américaine, entre polar, rock et beat generation…

L’album est imposant, avec ses 300 pages pleines à craquer. Et en le parcourant d’un premier regard, on se rend compte tout de suite combien nous avons affaire là à une œuvre kaléidoscopique, d’une grande richesse narrative et séquentielle. En effet, Tim Lane ne s’est pas contenté d’enquiller des récits dans une logique linéaire afin de faire défiler une simple galerie de portraits, ayant plutôt envisagé chaque parcelle de son ouvrage selon une identité narrative ou/et visuelle qui lui est propre. Ainsi, nous trouverons ici des bandes dessinées « classiques » plus ou moins longues, mais aussi d’autres où des pavés de textes viennent s’intercaler entre les cases, des photos légendées ou non, des illustrations pleine page maquettées comme pour un magazine, des cut-out (figurines en papier à découper, coller et monter), des pages dépliables rappelant celles des vieux journaux illustrés, des paroles de chansons, des extraits de faux vieux fanzines, des fiches « techniques », des croquis, de la prose pure (ou parfois illustrée), et encore d’autres compositions… Ce visage polymorphe – qui n’entame en rien la cohérence générale de l’album, au contraire, c’est même cela qui lui donne son identité si particulière – procure d’emblée un haut plaisir de lecteur et d’esthète.

Car qui plus est, le dessin de Lane est vraiment très très chouette, oscillant entre Kirchner et Burns, avec même un clin d’œil à Eisner dans le récit « Spike ». Un noir et blanc impeccable où l’à-plat franc et massif des masses alterne avec l’art pluriel de la hachure. Le réalisme blafard de Lane colle parfaitement à la destinée tragique de chacun de ses anti-héros, avec des contrastes forts qui théâtralisent comme il se doit l’angoisse, la déprime, la peur, la solitude, ou encore le danger. Car au-delà de cette galerie d’orphelins, de clochards, de rockers, de bikers, de paumés, d’alcooliques et autres créatures en perdition, c’est bien de la violence humaine dont parle cet ouvrage. De la violence qui constitue aussi le visage de l’Amérique. Sûrement pas le plus reluisant, mais peut-être le plus authentique… Violence physique tout autant que morale qui traumatise, handicape, persécute, assassine… Violence aussi du manque, de la frustration, du vide ou de l’absurdité de l’existence, lorsqu’on subit sans réagir, qu’on se laisse entraîner, qu’on a définitivement baissé les bras ou qu’on en soit devenu fou. Misère sexuelle, misère économique, misère humaine… mais aussi quelques espoirs, parfois…

Vous l’aurez compris, non seulement on n’est pas là pour rigoler mais en plus la charge est intense, car les textes ne nous épargnent pas non plus. Nous ne sommes pas dans le larmoiement et le pathos facile, mais dans une crudité que n’aurait pas reniée Bukowski, à la fois frontale, brutale, mais aussi pleine de compassion et de passion pour tous ceux que la société à oubliés, mis de côté, ou qui s’y sont brûlés les ailes… Un album noir et poignant, porté par une certaine poésie désabusée.

Cecil McKINLEY

« Les Solitaires » par Tim Lane

Éditions Delcourt (29,95€) – ISBN : 978-2-7560-3999-2

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