« Hawks of the Seas – Les Boucaniers » par Will Eisner

L’album dont je vais vous parler cette semaine est ni plus ni moins une première mondiale, qui plus est concernant l’un des plus grands auteurs de bande dessinée de tous les temps, l’immense Will Eisner. Grâce à notre ami et confrère Jean Depelley ainsi qu’à Louis Cance et aux éditions Neofelis, la première véritable œuvre de Will Eisner est proposée dans son intégralité après des décennies où certaines planches semblaient avoir totalement disparu… Il s’agit bien sûr du mythique « Hawks of the Seas », série par laquelle le jeune Eisner devint l’artiste qu’il s’apprêtait à être, celui qui allait créer « The Spirit »… Un album patrimonial et indispensable, cela va de soi !

Après quelques contributions à des journaux locaux aux alentours de 1933, Will Eisner connut une année charnière en 1936 où il put travailler pour le très éphémère Wow, what a magazine ! puis en conséquence amorcer son studio avec Jerry Iger.

C’est cette même année qu’Eisner – qui n’a que 19 ans, rappelons-le ! – va créer sa première série au long cours, bénéficiant justement de cette longueur pour expérimenter graduellement sa science narrative, son style graphique, et trouver sa propre grammaire, sa patte.

C’est d’ailleurs – outre l’intérêt de cette première œuvre significative enfin éditée intégralement et le sel même qu’on retire de sa lecture – l’une des qualités de cet ouvrage : donner à voir la totalité du terreau qui a fait naître l’un des grands génies du 9e art, « Hawks of the Seas », qu’Eisner signait sous le pseudonyme à peine voilé de Willis Rensie…

Car en 123 planches publiées entre 1936 et 1938, c’est bien à la naissance d’un style et d’une narration qui allaient faire date que nous assistons en lisant ces aventures de pirates. Entre la première et la dernière planche, en deux ans, beaucoup de choses se sont installées et ont évolué. La première planche est symptomatique de cet âge d’or des comics des années 30, avec son récitatif sous le titre et la grande image qui l’accompagne, puis un récit plongeant au cœur du contexte selon différentes tailles de cases ; viennent ensuite des planches qui ont tendance à se structurer selon un gaufrier, avec quelques cases doublées en longueur ou quadruplées en carré afin de mettre en valeur un moment d’action ou d’atmosphère important. On retrouve ces oscillations, tentatives, expérimentations de s’extirper du gaufrier chez d’autres auteurs mythiques de l’époque, que ce soit Alex Raymond, Harold Foster ou Burne Hogarth… la bande dessinée d’aventures cherchait alors à élargir le cadre.

Il ne faut qu’une vingtaine de planches pour commencer à sentir la réelle évolution d’Eisner, que ce soit au niveau narratif ou graphique. Le style instable des débuts, oscillant entre Frank Godwin et Milton Caniff, quitte peu à peu ses hachures pour des grisés et des à-plats noirs plus dessinés, et le trait se fait bien plus souple, plus dynamique qu’atmosphérique ; l’atmosphère va même se créer par cette dynamique, comme dans ces moments de silence dans le combat, sans décor, fragments bruts de l’action. Mais il y a aussi ces cadrages cinématographiques portés par des jeux d’ombres francs et impressionnants qui installent réellement l’espace, l’incursion du cartoonesque au sein du réalisme, et un certain glamour qui point à l’horizon… comme en témoigne la planche ci-dessous, l’avant-dernière de la série, à mon avis très significative de qui est devenu Eisner au terme de cette première grande aventure dessinée.

La quasi-totalité de cette planche témoigne de l’évolution d’Eisner depuis ses débuts. Dans les trois premières cases, force et dynamique visuelle de la vague noire, masse graphique perturbant le calme et faisant s’incliner le navire vers le hors cadre ; dans la quatrième case, contexte traité en théâtre de superpositions de plans et de visions via la profondeur de champ et des transitions nuageuses ; dans la cinquième case, juxtaposition de la carte imprimée et de l’environnement réel de l’action, à la fois symbolique, télescopique et très graphique, ouvrant le champ des possibles ; dans les trois autres cases qui forment l’avant-dernière bande, jeux d’ombres et de compositions alternées ; dans la neuvième case, formes et contrastes créant un décor très pittoresque et inquiétant dans sa souplesse de traits ; avant-dernière case plutôt faible, mais la dernière clôt avec bonheur ce petit voyage dans cette planche, puisqu’il s’agit d’un beau portrait féminin qui en dit long sur le chemin parcouru. En effet, comparez ci-dessous cette dernière case (à droite) avec une case des débuts de la série (à gauche) : en 1936, nous sommes dans un réalisme flou, hachuré, un peu froid ; en 1938, l’« Eisner pin-up » est née, voluptueuse par le trait et veloutée dans son expression, une sugar baby vénéneuse…

Quant à l’histoire, elle est fort plaisante à lire, s’inscrivant dans la lignée des grands récits populaires de pirates et de capes et d’épées, à la fois rythmés et pleins de rebondissements, de combats et de romance… d’aventure, quoi ! Le héros, Le Faucon, est le héros impeccable dans toute sa splendeur, mais il n’est pas lisse pour autant, porté par une éthique très forte qui guide chacun de ses pas. Ce pirate au grand cœur ne fait pas que défendre l’offensé ou la milady outragée (comme c’est souvent le cas), ici il se fait le défenseur des droits de l’homme, s’attaquant fermement aux négriers et libérant les esclaves pour un monde plus juste. On ne peut que saluer ce postulat fondateur qui engendre autre chose que la simple aventure, message humaniste fort qui donne toute sa substance au récit. En plus de la série régulière intégrale parue entre 1936 et 1938, on trouvera en fin d’ouvrage deux épisodes ultérieurs en couleurs réalisés par Eisner en 1939 pour Jumbo Comics, ainsi qu’un choix de couvertures françaises et américaines présentant « Hawks of the Seas » (« Les Boucaniers », en VF). À noter que cette édition est adoubée par Nancy & Carl Gropper du Will Eisner Estate (rien que ça !), et que Jean Depelley nous présente cette œuvre et son parcours éditorial en introduction. Alors attention, car cet ouvrage est limité et numéroté à 600 exemplaires, donc n’hésitez pas à le commander à l’éditeur en cliquant sur ce lien : http://urlz.fr/4Psv. Bonne lecture, bonne aventure!

L'une des planches retrouvées par Jean Depelley et Louis Cance.

Cecil McKINLEY

« Hawks of the Seas – Les Boucaniers » par Will Eisner

Éditions Neofelis (20,00€) – ISBN : 979-1-0903-1409-2

Galerie

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