Depuis 2021, chaque année, Tiburce Oger rassemble une belle équipe de dessinateurs et dessinatrices pour évoquer l’Ouest américain à travers des personnages authentiques – le Far West, donc – et l’exploitation de ces territoires par des individus qui oubliaient, bien souvent, qu’ils n’étaient que des colonisateurs assoiffés de richesses…
Lire la suite...« Broussaille T1 : l’intégrale 1978-1987 » par Frank Pé et Michel de Bom
« Broussaille » est un personnage qui a marqué toute une génération de lecteurs de Spirou. En raison de son engagement pour la nature et son côté nonchalant, Broussaille est incontestablement un héros post-soixante-huitard, bien loin des stéréotypiques héros bodybuildés ou redresseurs de tort. Rouquin mal coiffé, binoclard de première, ce rêveur humaniste et sympathique aime la réalité autant que le fantastique, la fantaisie autant que l’engagement. Le revoilà dans une intégrale en deux tomes et qui fait voyager dans l’histoire de la bande dessinée, mais aussi à Bruxelles et dans les Ardennes !
Ce premier recueil reprend « Les Papiers de Broussaille », ainsi que divers récits complets parus dans Spirou entre 1978 et 1985. La traditionnelle rubrique nature jeunesse de Spirou, très didactique et ardue (avec textes et photos ou dessins), se voit dotée en 1978 d’un personnage en la personne du jeune Broussaille, « héros présentateur » qui n’avait d’autre fonction que de raconter la vie des animaux, mais qui devient héros de BD à part entière par la suite quand Frank se met à lui inventer de courtes histoires. C’est alors que le scénariste Michel de Bom lui propose sa collaboration et qu’ensemble ils réalisent « La Chapelle aux chats », en 1982. La réalisation de longues histoires ne va pas tarder : voir http://bdzoom.com/49510/patrimoine/frank-l’esthetique-de-la-nature-et-de-l’emotion/.
Le choix du nom d’un héros est toujours le fruit d’une longue et sévère sélection. Il n’est donc pas surprenant que l’étymologique du mot « broussaille » et ses rapports avec « rebrousser chemin » ou « buisson » apportent bien des éclaircissements sur le personnage dont le nom connote la nature à l’état sauvage. En outre, Bom, passionné d’étymologie, s’est rendu compte après coup, que le nom même de Bruxelles aurait précisément pour origine le mot bruyère/brouyère qui ne serait pas sans rapport avec « broussaille ». Car c’est bien à Bruxelles que les auteurs installent leur héros nonchalant rue Godecharle précisément, dans une maison que Frank pouvait voir, à l’époque, de chez lui.
Ce premier tome de l’intégrale reprend les deux premiers volets de la série — ainsi que de nombreux croquis, dessins et documents — à savoir « Les Baleines publiques » (Spirou n° 2432 à 2435, 1984). La couverture de l’album frappera de suite l’imagination du lecteur : la vue des baleines glissant dans un ciel clair et serein (c’est l’aube rosée, limpide, fraîche) occupe une bonne moitié de la première de couverture. On peut leur trouver un sourire presque narquois qui renvoie au sourire tranquille du héros. On s’imagine effectivement qu’il les a « vues » et qu’il les « voit » encore avec plaisir. Cette composition, qui associe la réalité du personnage et sa rêverie, constitue l’une des multiples « visions subjectives », c’est-à-dire des fictions graphiques, dont le dessinateur usera avec délice. En plan rapproché, Broussaille se détache sur un arrière-plan urbain qui contraste avec l’architecture massive et verticale du bâtiment de gauche, juché sur un promontoire. Le jeu des ombres lui donne un aspect inquiétant, voire fantastique, qui tranche avec la douceur matinale de la ville en contrebas. Bruxelles est alors envahie par des mouettes tandis que Broussaille se met à rêver de mondes aquatiques et de villes englouties. Il découvre bientôt que cinquante ans plus tôt, quelqu’un a fait les mêmes rêves que lui…
Frank nous expliquait alors (in « Document pédagogique Broussaille », CRDP, 1992) : « Le titre précéda dans mon imagination tout le reste, même, je crois bien l’image de baleines qui sortaient du bitume. J’avais associé ces deux mots lors d’un petit exercice d’écriture automatique. Par la suite, bien entendu, nous avons cherché un titre plus “commercial”, un peu plus BD, on n’a jamais trouvé aussi fort. Il va de soi que je ne tiens pas à expliquer ce que j’entends par ce titre pour que le lecteur trouve ses propres interprétations. Je ne veux rien imposer. »
Dans ce très beau premier tome, Broussaille rencontrait également Catherine qui fera partie de l’univers de Broussaille à part entière, comme l’oncle René inspiré de René Hausman. Dans « Les Sculpteurs de Lumière » (Spirou n° 2542 à 2545, 1986-87), Broussaille part en effet en vacances dans les Ardennes belges, à Dampreval, chez cet oncle René qui l’a initié plus jeune aux joies et aux mystères de la nature. Il y découvre parallèlement la construction d’une usine de traitement des déchets et les recherches de son oncle sur les philosophes du 18e siècle. Oncle René se passionne pour l’ésotérisme, les sociétés secrètes et de mystérieux cristaux. Broussaille se trouve finalement mêlé aux recherches de l’oncle au point de se voir révélé de lumineux secrets et de percevoir l’œuvre fantastique des « sculpteurs de lumière »… « Après le premier album, justifiait Frank, il fallait faire mûrir notre héros pour pouvoir explorer de nouvelles pistes. Dans le premier album, on est allé au bout du rêve et, à la fin du livre, il trouve la raison de ses obsessions et il en sort libéré. C’est pourquoi dans ce second épisode, il n’est plus question une seule fois de rêve. On a décidé de tout baser sur le fantastique. Et puis, les personnages secondaires prennent beaucoup plus d’importance. Broussaille reste l’œil, l’angle de vue, la manière d’apprécier la réalité. Mais tout ce qui est autour de lui compte énormément ».
L’attrait de la série repose en grande partie sur la présence systématique de détails de la vie quotidienne du héros qui rapproche indiscutablement celui-ci de son lecteur, offrant du même coup une possible identification. Ainsi, dans le premier tome, dès la page 6, les petits gestes (déshabillage, jus d’orange) contribuent-ils à donner une épaisseur à l’existence de ce héros d’emblée peu « héroïque » qui aime les plantes et les animaux (poster de gorille, aquarium avec tortues, cartes postales de panda, éléphant, gorille, réduction de dromadaire…), qui aime la bande dessinée : on distingue les couvertures de « Little Nemo » de Windsor McCay, « Kate » (série « Jonathan ») de Cosey. On découvrira au fil des planches d’autres références : « Alack Sinner » de Munoz et Sampayo, « Bidouille et Violette » d’Hislaire, Tardi, Pratt… Son appartement est par ailleurs celui d’un étudiant qui préfère s’installer à même le plancher pour regarder la télévision. On note un désordre bon enfant : les livres traînent à même le sol. On retrouvera un attachement encore plus marqué pour les livres chez Catherine, dans le tome 2, le tout renforcé par la visite du bouquiniste ou celle de la bibliothèque, ces lieux qui renferment le savoir oublié, mais aussi protégé, privilégiés du mystère et de la révélation.
Tout cela concourait à créer l’image d’un antihéros que rien ne prédisposait à l’aventure (on voit Broussaille boire ou regarder la télévision, faire ses courses, faire du ménage, croquer une pomme ou ne faisant rien…), encore moins à l’aventure fantastique, mais son succès tient justement en grande partie à cela : Broussaille est tout proche de nous et il le reste encore ! C’est en tout cas l’occasion de retrouver ce qu’a retenu de Broussaille le Spirou vu par Frank et Zidrou dans « La Lumière de Bornéo » déjà chroniqué sur BDzoom.com…
Didier QUELLA-GUYOT ([L@BD-> http://9990045v.esidoc.fr/] et sur Facebook).
http://bdzoom.com/author/didierqg/
« Broussaille T1 : l’intégrale 1978 — 1987 » par Frank Pé et Michel de Bom
Éditions Dupuis (35 €) – ISBN : 978-2-8001-6735-0
Voir aussi le site de Frank : http://www.frankpe.com/series/broussaille