« Le Remarquable et stupéfiant Monsieur Léotard » par Eddie Campbell et Dan Best

Jules Léotard a bel et bien existé. Ce Toulousain né en 1838 et mort en 1870 est l’inventeur du trapèze volant et autres numéros de voltige (et c’est de son nom qu’est tiré celui de la tenue moulante portée par les gymnastes masculins). Cette figure historique du cirque français, un peu oubliée comme tant d’autres héros vivants et populaires du passé, a été la source d’inspiration de ce cher et dingue Eddie Campbell, génial et inclassable auteur et artiste écossais qui démontre une nouvelle fois avec cette œuvre atypique combien l’imaginaire et la liberté sont toujours possibles malgré les bulldozers et le mercantile. Un voyage totalement décomplexé, drolatique et déviant, à la charnière du 19e et du 20e siècle, entre cirque et drames historiques. Une œuvre vivifiante, rafraîchissante, maline, un pied de nez aux normes si sérieuses de notre époque, et un appel caché au retour d’une certaine bienveillance face à la triste farce de la vie…

De la première à la dernière page, « Le remarquable et stupéfiant Monsieur Léotard » ne cesse de nous surprendre joliment, alternant cocasserie et émotion théâtrale. Tout du long, les personnages s’expriment comme des acteurs incarnant avec un je-ne-sais-quoi de causticité tout le pittoresque de la faune française de la seconde moitié du 19e siècle, oscillant constamment entre absurde et rebond sur des faits réels. Ainsi, l’aventure nous mènera de l’invasion parisienne des Prusses en 1870 à la traversée du Titanic en 1912, en passant par l’exposition universelle ou le vol de la Joconde au Louvre, à travers le parcours d’Étienne, neveu du fameux Jules Léotard (qui décède au bout de seulement 7 planches !). Décidant de prendre la place de son oncle décédé, Étienne va se retrouver mêlé à des aventures rocambolesques, l’auteur ne reculant devant aucune facétie ou invention pour rendre hommage au décorum de l’époque et surtout au grand esprit du feuilleton populaire (ici, « chapitre » est remplacé par « épisode suivant »).

Même s’il reprend des éléments visuels typiques de ce passé, Campbell reste irrémédiablement libre, et les transcrit tels qu’il les sent, sans carcan, dans une peinture et des compositions s’inscrivant même à l’opposé d’une certaine préciosité de l’époque, engendrant un décalage tel qu’en créa par exemple Mervyn Peake, dans une fausse insouciance ne reniant pas pour autant l’émerveillement premier. Punk nostalgique d’une époque qu’il n’a pas connue, Campbell brode avec amour sur les fantasmes qu’il éprouve – comme tant d’entre nous – vis-à-vis de cette période si faste, fantasque, et pourtant si tragique, prélude à notre ère moderne où le progrès et l’horreur se côtoient… Cet imaginaire résulte autant des grandes figures littéraires populaires que de l’effervescence artistique d’alors, sans oublier les grands faits divers qui ont marqué les esprits ; ainsi, on pensera autant à Jules Verne qu’à Houdini, Jack l’éventreur ou les zoos humains, mélange détonnant que Campbell explore avec malice.

Mais il ne s’agit pas que d’une farce ou d’un hommage, ici. Subrepticement, mais au moins à deux reprises, Campbell amorce une ouverture inattendue, une hypothèse rarement évoquée, qui entame une réflexion sur l’importance ou non des artistes de cirque dans le processus de création des super-héros du 20e siècle. En effet, on a souvent – et à juste titre – parlé des pulps, des figures mythologiques ou fantastiques populaires pour expliquer la genèse des premiers super-héros de l’ère moderne, mais pratiquement jamais de l’artiste de cirque dont le costume bigarré, fantasmatique, coloré et folklorique a pourtant pu frappé l’esprit du public (et donc de certains artistes ?) au point d’influencer plus ou moins inconsciemment des dessinateurs de comics au sein de leur processus de création graphique de surhumains. D’où peut bien venir l’idée d’un costume comme celui de Superman ? D’un souvenir de trapéziste, homme volant en costume à paillettes, exécutant des sauts périlleux dans le vide au-dessus de nous ? Peut-être… Ce passé rutilant par bien des aspects a enfanté tant de merveilles modernes, alors pourquoi ne pas envisager cette facette conditionnelle très savoureuse et plutôt ingénieuse… ? Quoi qu’il en soit, il ressort de cette œuvre un grand plaisir, à la fois enfantin, nostalgique et burlesque, qui réanime certaines cellules de notre cerveau trop endormies à notre goût…

Cecil McKINLEY

« Le Remarquable et stupéfiant Monsieur Léotard » par Eddie Campbell et Dan Best

Éditions Çà et Là (20,00 €) – ISBN : 978-2-36990-230-0

Galerie

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>