« Docteur Strange : l’Intégrale 1963-1966 » par Steve Ditko et Stan Lee

Il faut s’y faire, désormais c’est bien l’industrie cinématographique qui influe sur la production éditoriale des comics qui sont pourtant la base de ces adaptations cinématographiques de plus en plus nombreuses. Ainsi, on peut se dire que si le film « Doctor Strange » de Scott Derrickson n’était pas sorti, nous n’aurions peut-être pas – ou excessivement tardivement – eu droit à une intégrale de cette série pourtant mythique, avec Lee et Ditko aux commandes, tout de même ! Un classique du Silver Age, un beau personnage, une atmosphère visuelle inoubliable, et des épisodes qui ont marqué à la fois les esprits et l’univers Marvel : voici le Docteur Strange. Ne vous fiez pas à sa couverture incompréhensiblement incohérente : en ouvrant l’album, c’est bien à l’un des chefs-d’œuvre les plus emblématiques de Lee et Ditko auquel nous avons affaire…

« Strange Tales » fait partie des nombreux titres anthologiques qui ont parfois submergé le marché des comics à partir des années 1950. Apparu en juin 1951 alors que Marvel s’appelait encore tout récemment Atlas Comics, « Strange Tales » proposait des récits courts lorgnant vers la SF, le fantastique, l’horreur, le récit de monstre… Et comme d’autres titres anthologiques où un nouveau super-héros débutant pouvait s’immiscer dans le sommaire et se rôder avant d’acquérir son propre titre si jamais le succès était au rendez-vous (à l’instar de Thor venant de « Journey into Mystery », ou d’Iron Man venant de « Tales of Suspense »), le bien nommé « Strange Tales » servit donc de tremplin au Docteur Strange, création symptomatique de l’ébullition de Lee et de ses compères de l’époque (pour la petite histoire, sachez que Steve Ditko ne débarquait pas non plus sur ce titre auquel il collabora dès le numéro 46 paru en 1956)… Le premier épisode de « Doctor Strange » paraît dans le « Strange Tales » #110 daté de juin 1963. À l’époque, Lee, Kirby et Ditko ont déjà créé « Fantastic Four », « Hulk », « Thor », « Spider-Man », et étaient sur le point de publier « The Avengers », « X-Men » puis « Daredevil »… Bref, c’était chaud bouillant. Outre le fameux génie de Lee en ce qui concerne l’identification des lecteurs aux super-héros via une intimité particulière dans un contexte réel (New York), on se doit de remarquer à nouveau combien Lee fut tout sauf unilatéral dans sa pulsion de renaissance des super-héros à l’aube de cet Âge d’Argent, créant des surhumains n’étant pas tous des super-héros pur jus. Ainsi, alors que la norme semble être l’apparition de super-pouvoirs suite à un événement technologique, cosmique ou chimique, donc de la SF pure, d’autres personnages arrivent et s’inscrivent ailleurs : les X-Men sont des mutants, Thor appartient au fantastique de la mythologie viking, et… le Docteur Strange est plus un magicien qu’un réel super-héros.

La dimension super-héroïque du Docteur Strange a mis un certain temps à émerger (encore aujourd’hui, il continue d’avoir un statut un peu spécial parmi ses super-acolytes de l’univers Marvel). Sa participation au super-groupe hétéroclite « Les Défenseurs » l’aida paradoxalement à s’intégrer, mais – et c’est tant mieux – il reste pour toujours LE magicien de Marvel, un peu à part, triturant d’autres choses dans d’autres dimensions pendant que le super-héros lambda s’esquinte au coin de la Cinquième Avenue… Dans le premier épisode, le Docteur Strange n’apparaît pas du tout comme un transfuge de l’univers super-héroïque, s’inscrivant même complètement dans l’esprit de ce genre d’anthologie : un maître de la magie noire qui pénètre les rêves d’un brigand, voilà qui convient parfaitement et ne dénote pas au sein du programme. Le mois suivant, on sent déjà une petite inflexion vers la logique de l’univers super-héroïque made in Marvel, avec l’apparition du Baron Mordo, ses relations avec le Maître et l’histoire qui les lie au Docteur Strange. On est subrepticement passé de l’histoire de spiritisme commune (faisant écho à tant d’autres histoires parues et se suffisant à elles-mêmes) à un récit plus frontalement ancré dans la saga super-héroïque, avec son méchant historique et récurrent, et ses combats intrinsèquement surnaturels, engendrant une théâtralité au long cours. Tout se met en place et le Docteur Strange connaît le même parcours éditorial marvelien que ses compères super-héroïques.

De ses débuts jusqu’à la fin de la collaboration de Ditko sur cette série, en 35 épisodes, « Doctor Strange » a évolué et installé un véritable univers à part. Ditko y est bien sûr pour beaucoup, trouvant ici l’occasion d’expérimenter des atmosphères graphiques bien plus psychédéliques que celle – plus réaliste – de « Spider-Man » tout autant qu’un contexte où son goût du mystique pouvait s’exprimer via des récits aussi étranges que métaphoriques et spirituels. C’est une réelle joie que de pouvoir (re)lire l’intégralité de ces premiers épisodes, car ils sont bien tout aussi mythiques que ceux des autres super-vedettes de l’époque, l’époque Lee/Kirby et Lee/Ditko, âge d’or dans l’Âge d’Argent d’où émergèrent tant de merveilles… Ici, nous pouvons admirer le Ditko du Silver Age dans tout ce qu’il y a de plus chouette ; ses décorums mystiques sont fascinants, avec ses apparitions de volutes de fumée magique, ses sphères et ses courbes tendant vers d’autres dimensions, ses yeux géants qui apparaissent dans la pénombre, ses géométries distordues, sa faune et sa flore irréelles et ses flux mystiques… Avec « Doctor Strange », Ditko dispose d’un laboratoire où il peut dessiner ce qui n’existe pas, y compris dans la logique de l’espace des lieux, générant de belles inventions graphiques ainsi que des personnages mémorables, comme Dormammu ou Éternité…

Au début paraissent deux épisodes de cinq planches chacun, dans les numéros 110 et 111 datés de juillet et août 1963. Petite pause, et retour en novembre dans le numéro 114, toujours en cinq planches. Mais les origines du Docteur Strange, présentées en décembre 1963 dans le numéro 115, allongent le format à huit planches. On passera à neuf planches dans le numéro 120 de mai 1964, et enfin à dix planches dans le numéro 125 d’octobre 1964. En un peu plus d’un an, « Doctor Strange » aura donc vu son nombre de pages doubler… mais Ditko quittera « Doctor Strange » dans le numéro 146 de « Strange Tales » de juillet 1966, date à laquelle il quitte Marvel tout court pour des raisons de reconnaissance intellectuelle dans son travail avec Lee, soit très exactement trois ans après la parution du premier épisode de la série (ce sera l’immense Bill Everett qui lui succédera dès le numéro suivant). On pourra regretter qu’à cinq épisodes près (le dernier proposé étant le numéro 141 de février 1966) Panini n’ait pas ajouté cinquante pages à cet album afin d’avoir la totalité de la collaboration Lee/Ditko sur ce titre, mais bon… il y a presque pire, ce qui m’oblige une nouvelle fois à avoir des réserves sur le « travail » « éditorial » de Panini, décidément incapables de bien faire les choses les plus simples… c’est désespérant. Vous avez vu la couverture ?

Dès que j’ai vu la couverture, j’ai eu un sursaut d’incompréhension. Non seulement le dessin de couverture de ce premier volume d’intégrale « Docteur Strange » entièrement dessiné par Ditko entre 1963 et 1966 n’est pas un dessin de Ditko, mais en plus son esthétique est symptomatique de l’Âge de Bronze des années 1970 dont elle est issue, pas du tout de l’Âge qui la précède, celle d’avant Neal Adams… Pas étonnant, c’est un dessin de Frank Brunner réalisé… dix ans après les débuts de « Doctor Strange » ! La dichotomie visuelle est telle, entre le titre du contenu et ce dessin hors sujet, que ça déglingue toute la magie de l’aura de cet album quand on l’aborde. Pour expliquer cette faute éditoriale, on entend çà et là que la raison en est très simple : Docteur Strange n’a jamais eu droit à une couverture de « Strange Tales » entre les numéros 110 et 141 proposés dans cet album, ce qui n’a donc pas permis de respecter la logique de ces Intégrales où une scène de couverture VO est intégrée dans le graphisme de l’édition VF. Je ferai remarquer que le dessin de Frank Brunner qui a été utilisé ici n’est pas issu d’une couverture, mais de la splash page de l’épisode paru dans « Marvel Premiere » #9, daté de juillet 1973 (voir document ci-dessous).

Donc l’argument de la couverture ne tient pas. Ensuite, cette absence de Strange en couverture est une demi-vérité : certes, Docteur Strange n’a pas eu droit à une couverture plein pot, mais il apparaît régulièrement dans des encadrés, ou même dans des demi-couvertures ; certes bis, sur ces couvertures où apparaît Docteur Strange, celui-ci est dessiné par Kirby – mais pas que, on trouve, quand on cherche. Quoi qu’il en soit, il n’y avait pas aucun matériel à utiliser pour construire une couverture cohérente, et quand bien même il n’y aurait pas eu d’image de Ditko, forçant à prendre un autre artiste, pourquoi ne pas prendre le Kirby de l’époque, au lieu de ce Brunner à venir ! Incompréhensible. Pourtant, c’était facile. La preuve, je l’ai fait. Par réaction, agacé, en une demi-heure, j’ai concocté une couverture telle qu’elle devrait être, selon la logique à respecter. Pour ce faire, j’ai utilisé le dessin du Dr Strange qui est en couverture du « Strange Tales » #122 daté de juillet 1964, vraisemblablement réalisé par Ditko et non par Kirby. Voyez le résultat ci-dessous : à gauche la couverture Panini, à droite la mienne. Ça ressemble quand même plus à une couverture d’Intégrale Ditko, non ? Et pour le fun, en fin d’article, je vous laisse admirer tous les visuels de Doctor Strange qu’on a vus en couverture de « Strange Tales » entre les numéros 110 et 141.

Alors vous allez me dire : « Houla, calme-toi, mon gars, c’est qu’une couv’, tu vas pas nous gaver pendant des plombes sur cette histoire alors que l’important, c’est le contenu, et quel contenu ! Ditko ! Lee ! Strange ! Clea ! Dormammu ! Alors arrête de te plaindre pour une broutille et concentre-toi sur l’essentiel ! » Vous aurez raison, je partage votre point de vue. Néanmoins, j’ai parlé de l’essentiel avant tout, et même si cette histoire de couverture n’est qu’un « détail », c’est un détail qui crève les yeux et exprime un travail éditorial désastreux, presque un contresens. Dommage, encore une fois. Plongeons donc plutôt dans les aventures mêmes du Docteur Strange, 30 récits qui montent en puissance jusqu’au fameux run où apparaît Éternité, grand moment d’atmosphère mystique et fondation de certains des jalons historiques de la série qui s’étendront ensuite jusque dans le reste de l’univers Marvel. Donc allez, ne soyons pas trop bougons et admirons l’une des facettes les plus intéressantes du renouveau Marvel des sixties avec ce « Docteur Strange » qui nous entraîne dans des récits où le psychédélisme, le mysticisme et la pop culture se mêlent avec talent. Patrimonial et toujours aussi fascinant. En avant pour la galerie de visuels…

Cecil McKINLEY

« Docteur Strange : l’Intégrale 1963-1966 » par Steve Ditko et Stan Lee

Éditions Panini Comics (29,95€) – ISBN : 978-2-8094-5685-1

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4 réponses à « Docteur Strange : l’Intégrale 1963-1966 » par Steve Ditko et Stan Lee

  1. Michel Dartay dit :

    Bonsoir Cecil, et bravo pour cet article qui pose quand même une question fondamentale: les éditeurs en charge chez panini sont ils capables de voir la différence entre Ditko et Brunner? Ou alors se sont ils dits « si on met un dessin de Ditko en couverture, cela va rebuter les gens qui ont vu le film ». Bravo pour votre travail de couverture alternative, je vous joins un lien montrant un travail similaire d’un amateur collectionneur américain!
    http://www.howardhallis.com/drstrange/customs/
    Il faudrait quand même que panini songe à passer voir Pole Emploi pour leur demander de recruter un maquettiste ou graphiste s’ils n’ont pas les compétences en interne!

    • Bonjour Michel,

      Merci de votre commentaire.
      Pas besoin de Pôle Emploi, je le ferais bien, moi ! Mais je ne pense pas avoir la moindre chance vu mes critiques régulières… ;)
      Merci pour le lien, chouette travail !
      Je suppute comme vous que cette histoire de non-couverture d’époque n’est qu’un alibi, Panini croyant sûrement que le style de Ditko puisse rebuter le jeune lectorat actuel, et donc entraîner de mauvaises ventes… Mais bref…
      Quand j’étais gamin et que je lisais les publications Lug et Arédit, il y a plus de 35 ans, je rêvais comme beaucoup d’autres fans qu’un jour de beaux albums des classiques du Silver Age soient édités… Un vrai rêve, oui ! Des décennies après, ces albums existent, certes, mais de la plus mauvaises des manières. Il résulte de tout ça une grande tristesse, un regret, une frustration, et même une colère. Quel gâchis…

      Bien à vous,

      Cecil

  2. Michel Dartay dit :

    Bah, un peu d’optimisme, Cecil. Il n’est pas sûr du tout que les responsables éditoriaux paniniens (ou paninesques) lisent leurs propres traductions, alors vous pensez bien que les articles sur les comics…
    Et je me réjouis d’avoir acheté et lu beaucoup de comics VO entre 1987 et 2003 environ. En 1987, le comics de base valait encore 75 cents, donc l’acheteur avait le droit à l’erreur….Ce n’est plus le cas maintenant qu’il vaut 4 $. Vive la VO quand on lit à peu prés l’anglais.
    J’ai une anecdote amusante concernant la motivation des cadres de panini. Il y a quinze ans environ, j’ai eu un entretien tél. avec le responsable Marketing de l’époque (qui a quitté le groupe depuis). Il y avait une manifestation Comics à Paris, je lui ai donc demandé si panini exposait. Réponse négative (ils n’exposent qu’à Angoulême). Je lui ai alors demandé s’il y allait en simple visiteur. Réponse négative encore. Flûte, il ne logeait pas à Modenne (siège italien de panini), ni à Saint Laurent du Var (base logistique française), mais dans une commune du 92, limitrophe de Paris!

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