Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Geronimo : mémoires d’un résistant apache » par Clément Xavier et Lisa Lugrain
Avec « Yékini, le Roi des arènes » (éditions FLBLB), improbable enquête sur l’univers de la lutte sénégalaise, le duo Xavier-Lugrain avait visé juste et remporté le Prix révélation du Festival d’Angoulême 2015. Changement d’époque et de continent pour ce nouvel album aux frontières du biopic et de la BD reportage : en 400 pages parfaitement fluides, voici l’ancien grand guerrier Apache Geronimo narré au travers de sa rencontre avec S.M. Barrett, un modeste fonctionnaire de l’Éducation. Emprisonné en Oklahoma, Geronimo nous livre avec lucidité tout un pan de l’Histoire et de la culture américaine, entre progrès et tragédies…
Que connaissons-nous au juste de Geronimo en 2016 ? Aussi légendaire que méconnue, la vie de « Celui qui bâille » (traduction de son nom de naissance Go Khla Yeh) a été figée à tout jamais au travers des portraits photographiques effectués par Edward Curtis en 1905. Né en juin 1829 au Nouveau-Mexique, Geronimo (qui n’a jamais été chef) n’est pas épargné par les rivalités sanglantes que se livrent tribus amérindiennes et armée mexicaine ; entre 1858 et 1860, par deux fois, ses épouses, mère et enfants sont tués par la soldatesque. En 1871, suite à dix ans de conflit, un traité de paix est signé entre les USA et les Apaches Chiricahuas de Cochise. En 1876, ne supportant pas les brimades et la déportation des siens sur des terres arides, Geronimo s’enfuit et reprend la lutte. Traqués successivement par les généraux Crook et Miles (qui mobilisent contre eux plus de 7 000 hommes), Geronimo et ses partisans forgent le mythe : passant sans cesse entre les mailles du filet, utilisant la surprise et la mobilité, les Apaches usent surtout à bon escient de leurs connaissances géographiques parfaites et des modes de survie dans les conditions les plus extrêmes. La capacité à disparaître de Geronimo était attribuée selon son peuple à des pouvoirs de prémonitions qui l’avertissaient de la présence de l’ennemi, pouvoirs liés à son statut d’homme-médecine et de chaman. Épuisé, fatigué de se battre, il finit par se rendre le 4 septembre 1886 avec 16 guerriers, 12 femmes et 6 enfants. « C’est la quatrième fois que je me rends » dira-t-il.
Alors qu’il a traité un traité de paix devant assurer à son peuple le droit de vivre sur la terre de ses ancêtres (Nouveau-Mexique), sur ordre spécial du Président Cleveland, le dangereux fugitif et ses hommes sont placés sous surveillance militaire en Floride : ils dépérissent à vue d’œil, sous un climat bien trop humide. En 1894, les survivants sont ramenés en Oklahoma, à Fort Sill. Devenu fermier, Geronimo est une icône que le nouveau Président Théodore Roosevelt utiliser à ses propres fins promotionnelles en 1905. Participant au Wild West Show et à l’Exposition Universelle de Saint-Louis en 1904, le fier Apache dicte l’histoire de sa vie en 1906 avant de mourir de pneumonie en février 1909.
Comme le racontent Lisa Lugrain et Clément Xavier, la Conquête de l’Ouest est déjà un mythe porté au cinéma (« Le Vol du Grand Rapide », 1903) lorsque se produit l’improbable rencontre entre Geronimo et Barrett, nommé comme inspecteur général de l’Éducation à Lawton. Une conversation s’engage alors que Geronimo (qui ne dévoile pas immédiatement son identité réelle) cultive ses pastèques et vend des photos… à son effigie ! Ces « Mémoires de Geronimo » (publiées en 1906) sont un récit de guerre, narré par un prisonnier qui regrette de s’être rendu. C’est aussi l’un des rares textes opposable à la description folklorique de la conquête de l’Ouest. Avec une empathie poignante teintée d’un humour ironique, les auteurs font un lien entre les conditions de vie au XIXe siècle et l’actualité des communautés amérindiennes.
En couverture de cet épais roman graphique en noir et blanc (photos couleurs additionnelles), Clément Xavier se détache volontairement des visuels précédemment concoctés pour les albums (notamment les « Blueberry » de Charlier et Giraud : « Geronimo l’Apache » (T26 en 1999) et le HS « Apaches » en 2007) et la vingtaine de films réalisés entre 1912 et 1993. Le seul héroïsme de cette figure hiératique (outre le port menaçant d’un fusil et de cartouchières) résidera donc dans le lien tissé entre le terme « résistant » et cet homme portant avec fierté dans ses bras un enfant. Fils du grand guerrier ou jeune Amérindien, on aura deviné que ce qui compte, c’est la transmission des valeurs ancestrales, ces mémoires (au pluriel) d’un peuple confronté à une nature plus que rude (sables, cactus et rochers) sous un ciel aussi sombre qu’étoilé. On y lira aisément la confrontation de l’icône à la bannière étoilée américaine…
En 2009, pour le centenaire de sa disparition, l’arrière-petit-fils de Geronimo devra entreprendre une action en justice contre le gouvernement américain pour ramener la dépouille de son aïeul au Nouveau-Mexique….. et faire ainsi respecter ses dernières volontés. La résistance très intelligemment illustrée par Lisa Lugrain et Clément Xavier n’est décidément pas un vain mot !
Quelques mots sur la couverture, en compagnie des auteurs :
Comment avez-vous amorcé (sans doute dès le choix du titre) votre réflexion sur le visuel de cet ouvrage ?
« La première typographie du titre utilisait une véritable signature de Geronimo, qui semble taillée au couteau. Comme les lecteurs n’auraient pour la plupart pas eu les clés pour comprendre la référence, nous avons opté pour une police plus travaillée. Ce qui nous intéressait, c’était de montrer une facette méconnue du personnage de Geronimo, immortalisé dans l’imagerie populaire comme un guerrier indomptable. La couverture le montre l’arme à la main, mais aussi avec un enfant dans les bras. C’est le type d’images que nous avons découvertes en visitant des musées sur les Apaches au Nouveau-Mexique. Nous étions surpris par ces photos pleines de tendresse, en décalage avec les clichés habituels. C’est ce que nous avons voulu faire dans cette bande dessinée : montrer l’à -côté de l’image de l’Apache comme guerrier, essayer d’être plus proche de ces hommes dans ce qu’ils nous ressemblent, et développer des aspects comme la relation à la terre, à la culture, à la mythologie et bien sûr à la famille. Lorsque nous l’avons rencontré, Joseph Geronimo, son arrière petit-fils, nous a dit que sa définition d’un Apache c’est « quelqu’un qui protège sa famille ». »
La famille et la terre semblent effectivement être des valeurs difficiles à défendre pour un homme traqué par l’armée. Le caractère impitoyable de Geronimo ne provient-il pas des grandes épreuves endurées autour de ces deux sujets précis ?
« En dernier ressort cette famille est en effet devenue une monnaie d’échange utilisée par les soldats des États-Unis pour obtenir la reddition des Apaches. Les soldats vont capturer les femmes et les enfants pour obliger la bande de Geronimo à capituler. Dans ses mémoires, Geronimo parle avec beaucoup de pudeur de sa famille, qui fut massacrée par les Mexicains. Ce drame est à l’origine de la métamorphose de « Go Kla Yeh » en « Geronimo », un guerrier impitoyable, puisqu’il va prendre ce nom à l’issue du raid au cours duquel il venge le massacre de sa famille, raid qui aura lieu le jour de la saint Jérôme, « Santo Geronimo » imploreront les Mexicains avant de se faire scalper.
« La famille c’est aussi quelque chose qu’on a tous en partage, qui fait du lien. Les incompréhensions culturelles sont innombrables entre soldats et indiens, parfois à l’origine de quiproquos qui vont entraîner des mouvements historiques majeurs, d’une violence inouïe avec des centaines de morts à la clé, comme les guerres apaches liées à l’accusation sans fondement du rapt d’un enfant par le chef Cochise. La famille est un point commun qui transcende les époques et les particularités culturelles. Il nous semblait intéressant de mettre en avant ce qui nous rapproche les uns des autres, tant les oppositions et les différences ont été exacerbées entre les Amérindiens et les cowboys. »
La résistance évoquée dans le titre de couverture peut aussi être comprise comme une préservation des traditions, une volonté de transmettre une culture… Ses descendants poursuivent-il toujours ce digne combat ?
« Il y a effectivement, et vous l’avez noté à juste titre, cette idée de transmission puisque Geronimo a un enfant dans les bras et qu’ils surplombent, en quatrième de couverture, une ville moderne plantée dans le désert. Les mémoires de Geronimo, c’est l’ultime bataille du chef apache à l’orée de sa vie, alors que sa tribu et sa culture menacent de ne pas lui survivre. Si nos souvenirs sont bons il ne restait que 180 Apaches Chiricahuas à leur libération en 1913 ou 1914 (Apaches et soldats ne partagent pas la même date officielle). La bataille a glissé dans le champ culturel, Geronimo a troqué ses armes pour la plume, et quand on a rencontré ses descendants en 2014, on a été frappé de constater à quel point cette guérilla culturelle est d’actualité. Les Apaches veulent s’exprimer librement, directement, échapper au regard inquisiteur des touristes, des historiens et des anthropologues qui ont accumulé une quantité invraisemblable de données scientifiques sur eux. Ce qu’ils veulent avant tout, c’est reprendre le contrôle de leur propre histoire et se la transmettre entre eux. Quand on a rencontré Joseph Geronimo, on lui a montré les pages qu’on avait commencé à réaliser pour lui demander conseil et il nous a dit qu’il allait se mettre à la BD, en apache, une langue qui a longtemps été interdite et qui est en train de renaître de ses cendres.»
« Enfin, sur un plan plus personnel, la couverture symbolise bien un rêve qu’on avait en faisant cette BD puisqu’on n’a pas attendu qu’elle soit terminée pour faire un bébé… qui ne devrait pas tarder à naître. »
Alors, toutes nos félicitations pour cette double gestation, de la part de toute l’équipe de BDZoom !
Philippe TOMBLAINE
« Geronimo : mémoires d’un résistant apache » par Clément Xavier et Lisa Lugrain
Éditions Delcourt (29, 95 €) – ISBN : 978-2-7560-5029-4
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