Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« À coucher dehors » T1 par Anlor et Aurélien Ducoudray
Prie-Dieu, Amédée et la Merguez sont trois SDF parisiens qui voient leur vie subitement bouleversée par un héritage. Un pavillon de banlieue est à eux… à condition qu’Amédée s’engage à veiller sur le jovial Nicolas, fils trisomique de sa défunte tante et qui ne rêve que de voyage dans l’espace. Premier volet d’un diptyque concocté par Aurélien Ducoudray et Anlor, « À coucher dehors » est une comédie sociale dynamique et réjouissante : du rires aux larmes, entre bons mots et situations de détresse, l’album se hisse au niveau du modèle avoué, « Les Vieux Fourneaux » de Wilfrid Lupano.
Rejoignant le label Grand Angle des éditions Bamboo, « À coucher dehors » est un ironique et touchant conte sociétal, que les plus impatients ont déjà pu découvrir au sein de la prépublication diffusée dans L’Immanquable (n°66 à 68) entre juillet et septembre 2016. Aurélien Ducoudray et Anlor (gagnants du Prix Saint Michel en octobre 2015 pour le second tome de « Amère Russie ») ont beau jeu de déployer dans ce premier volume les péripéties et codes usuels de la satire sociale : le SDF bougon au grand cÅ“ur, le second rôle au look étrange, le flic procédurier ou l’antihéros trisomique rappelleront ainsi ceux aperçus dans les films « Viens chez moi, j’habite chez une copine » (Leconte, 1981), « Une époque formidable » (Jugnot, 1991) ou « Le Huitième Jour » (Van Dormael, 1996). Échappant aux contraintes de la vie moderne, passionné par l’épopée de Youri Gagarine (cosmonaute russe et premier homme dans l’espace le 12 avril 1961), le souriant Nicolas (aux limites du conte) n’aura quant à lui de cesse de regarder vers les étoiles : dans cet imaginaire de l’infini (et au-delà …), les personnages (jusqu’ici sans attaches) auront bien du mal à garder les pieds sur Terre. Pourtant, et comme on le lira au détour d’une bulle, « Rêver, c’est s’évader un peu »…
Concernant la développement de ce projet, Anlor explique : « Lorsque l’on a commencé à travailler sur le tome 2 d’« Amère Russie », Aurélien m’a parlé d’une idée qu’il avait en tête et me l’a décrite en une seule phrase : le dilemme de trois SDF qui héritent d’une maison, à condition de faire leurs preuves en tant que tuteurs d’un jeune homme handicapé, fan de Youri Gagarine, qui ne pense qu’à devenir cosmonaute pour partir dans l’espace. Il a légèrement saupoudré ça de quelques allusions fugaces aux parcs d’attractions, aux châteaux d’eau et aux capsules spatiales… et j’ai été conquise. Ce pitch loufoque et charmant m’a tout de suite emballée. Je suis toujours étonnée de la capacité d’Aurélien à trouver en tout des éléments potentiels d’histoires, et à assembler tous ces éléments a priori très disparates pour en faire une unité qui se tient. Là , j’étais servie ! Faire cohabiter des personnages aux fonctionnements très différents, avec des objectifs à peu près opposés (s’installer pour les uns, partir pour l’autre), ça promettait de donner quelque chose de très surprenant. Je lui ai demandé s’il pouvait me garder cette idée sous le coude pour qu’on puisse la développer juste après « Amère Russie ». »
La couverture dévoile un touchant tableau, confinant là encore au conte moderne : alors qu’un vieil homme (dont la barbe hirsute et les vêtements sales traduisent la condition sociale) semble déprimer au bord du toit, un adolescent en tenue (ou déguisement) de cosmonaute semble presque flotter dans les cieux étoilés. En tentant de lever le bras pour atteindre l’astre lunaire, il conditionne la dimension féerique et merveilleuse du récit (on pourra songer à la représentation de la Lune sur les célèbres affiches d’ « E.T. » ou de « L’Ours ») et renvoie à la dimension dichotomique du visuel : broyant du noir et habitué à coucher dehors, l’adulte ne peut visiblement pas gérer ni son éventuelle paternité ni sa fonction de propriétaire. Symboliquement, il lui faudra bien remuer ciel et terre pour tenter de remédier à la situation et remettre de l’ordre dans son existence. Précisons que cette notion d’ordre ou de désordre moral et matériel englobe les questions de normalité et d’anormalité fortement mises en jeu dans le récit : comme le pointe la sinuosité de l’antenne-râteau et végétation luxuriante encadrant cette toiture, l’histoire (littéralement à dormir debout puisque « à coucher dehors ») comme les personnages ne sont vraisemblables que dans leur différence (l’exclusion du SDF, l’anomalie chromosomique de Nicolas). Rien ne semblera plus vrai que leurs rêves, plus logique que leur folie !
Anlor précise : « La couverture n’a pas été évidente à réaliser : une bonne quinzaine de roughs ont été travaillés avant de trouver le bon angle d’attaque. Le problème est qu’on voulait à la base mettre en avant cette idée de famille disparate. On voulait aussi que la maison, nÅ“ud de l’histoire, soit présente. On a donc travaillé des compositions à 4 personnages, en y ajoutant les éléments visuels forts qui jalonnent l’album. Mais ces compositions étaient au final souvent chargées, ce qui nuisait à la lecture immédiate du visuel de couverture. L’idée, plus poétique, de Nicolas seul sur le toit voulant attraper la lune semblait sympa, mais il manquait le côté farfelu, cet élan rocambolesque qui souffle tout au long des pages. La solution a été apportée par Laurent Hirn [auteur du « Pouvoir des innocents » depuis 1992, sur scénario de Luc Brunschwig], qui a simplement ajouté le SDF Amédée perché lui aussi sur le toit, ennuyé par la situation. On avait alors la base nécessaire à une bonne illustration de couverture, celle qui résume et transcende l’esprit de l’album : Nicolas en combinaison de cosmonaute de bric et de broc, juché sur le toit dans un équilibre précaire pour attraper la Lune; Amédée, mi-exaspéré mi-résigné par la situation, telle une vieille gargouille, lui tourne le dos. La voie lactée en toile de fond apporte à l’image un peu de lyrisme et porte le mouvement de Nicolas vers la Lune. »
Indéniable bonne surprise parmi les nombreuses nouveautés de la rentrée, « À coucher dehors » donnera aussi l’impression de préserver certains mystères (le passé policier d’Amédée, l’identité exacte de la Merguez, etc.) qui seront probablement dévoilés dans un tome 2 déjà en préparation. En attendant, le bédéphile pourra à l’occasion replonger dans la lecture de ces rares albums mettant en scène les vagabonds et sans-abris : citons par exemple « Blast » (Manu Larcenet, 2009), « Le Marchand d’éponges » (Fred Vargas et Edmond Baudouin, 2010), « Jimmy Boy » (Dominique David, 1990) ou l’incontournable « Père Lacloche » imaginé par Clarence D. Russel en 1929 (titre originel : « Pete the Tramp » ; la série sera diffusée dans le Journal de Mickey).
Philippe TOMBLAINE
« À coucher dehors » T1 par Anlor et Aurélien Ducoudray
Éditions Bamboo/Grand Angle (13,90 €) – ISBN : 978-2-81894-008-2