C’est devenu une tradition depuis quatre ans (1) : tous nos collaborateurs réguliers se donnent le mot, en fin d’année, pour une petite session de rattrapage ! Même s’il est assurément plus porté sur les classiques du 9e art et son patrimoine, BDzoom.com se veut quand même un site assez éclectique : pour preuve cette compilation de quelques albums de bandes dessinées que nous n’avions pas encore, pour diverses raisons, pu mettre en avant, lors de leurs sorties dans le courant de l’année 2024.
Lire la suite...Les raisons de l’originalité pérenne des « Pionniers de l’Espérance »… : première partie
« Les Pionniers de l’Espérance » est la première série de science-fiction de la bande dessinée de langue française. Elle parut sous forme de feuilletons dans le journal Vaillant, puis Pif gadget, du 14 décembre 1945 (1) au 26 septembre 1973 (2). 81 histoires se succédèrent ainsi entre ces deux dates, dans ces deux hebdomadaires successifs.
Un bon nombre des premières furent publiées sous forme d’albums par les éditions Vaillant en 1947, puis de 1960 à 1979 ; deux autres connurent la même fortune avec les éditions du Fromage en 1979, cinq autres albums parurent grâce aux éditions Futuropolis entre 1984 et 1994, et, après l’arrêt d’activité de cet éditeur, d’autres albums des histoires des « Pionniers » sortirent des éditions Soleil. Les créateurs de la série furent Roger Lécureux, scénariste, et Raymond Poïvet, dessinateur.
Les auteurs
Fasciné par le « Flash Gordon » (« Guy L’Éclair ») d’Alex Raymond, Roger Lécureux (1925-1999) rêvait de créer une série de BD équivalente, mais dont le héros principal serait un Français. Ainsi conçut-il « Les Pionniers de l’Espérance » dont il écrivit la première histoire en 1945, au sortir de la guerre, lorsqu’il intégra, modestement d’abord, l’équipe de Vaillant, périodique dont il devait devenir rédacteur en chef en 1958 (jusqu’en 1963). Cette série assura sa renommée et resta attachée à son nom, bien qu’il en eut créé d’autres, elles aussi connues (3).
Dès ses débuts à Vaillant, Lécureux eut le bonheur d’intéresser Raymond Poïvet (1910-1999), de quinze ans son aîné, et déjà dessinateur confirmé. Celui-ci, né au Cateau-Cambrésis, avait, dans sa jeunesse, hésité entre des études scientifiques de physique et de mécanique et des études d’architecture et d’arts. Sa sensibilité esthétique l’ayant emporté, il intégra l’École des Beaux-Arts de Paris et les ateliers de Montparnasse. Il mit du temps à trouver sa voie, s’essayant tour à tour à l’architecture d’intérieur, à la décoration, à la peinture, à la sculpture, travaillant dans la publicité et le dessin de mode. Enfin, il opta pour la bande dessinée et, entre 1940 et 1944, fit paraître diverses histoires dans différentes revues pour la jeunesse : « Robinson Crusoë » (dans Les Grandes Aventures), « Napoléon » (L’Audacieux), « Christophe Colomb » (L’Aventureux), « Sans le sou » (Les Belles Aventures), « Vers des mondes inconnus » (Le Téméraire). À l’automne de 1944, il rejoignit lui aussi l’équipe de Vaillant (4). Pour en savoir plus sur les débuts de Raymond Poïvet, voir notre « Coin du patrimoine » : Raymond Poïvet (1ère partie).
Définitivement célèbre grâce aux « Pionniers », Raymond Poïvet participa, en tant que dessinateur, à de nombreuses autres séries de bandes dessinées, dans de multiples périodiques. (5)
« Les Pionniers de l’Espérance » nous transportent en plein futur, dans un monde uni et pacifique dominé par la science, généralement présentée comme libératrice et génératrice de bien-être et de pacification des esprits, des sentiments, des individus et des sociétés, même si l’on y rencontre quelques savants fous et autres malfaisants susceptibles d’en faire un usage calamiteux.
À lire la série, on perçoit tout de suite l’immense besoin de paix, de solidarité fraternelle et de foi en le progrès qui dominaient les auteurs – et tous leurs contemporains – au lendemain d’une guerre qui avait fait cinquante millions de morts, s’était terminée par les bombes d’Hiroshima et Nagasaki, et avait été provoquée par un régime totalitaire barbare responsable d’un génocide et ayant largement pratiqué la torture et la soumission de ses victimes aux traitements les plus inhumains.
En regard de ce monde de cauchemar, dévasté et traumatisé, l’univers des « Pionniers » apparaissait comme l’univers radieux que souhaitaient tellement ses auteurs et tous les Européens.
Et, de fait, contrairement à celle d’innombrables séries de bandes dessinées ultérieures, qui nous promettent « Métropolis », « Le Meilleur des mondes », « 1984 », et autres civilisations totalitaires, ou qui nous annoncent la catastrophe écologique, la ruine, la misère, la décomposition politique et sociale, la perversion morale et la régression vers la barbarie, la société en laquelle évoluent les Pionniers est peuplée d’hommes libres et sereins servis par une science à finalité humaniste.
Et elle est gouvernée par des gens savants et sages, soucieux des intérêts vitaux et du confort de notre espèce.
C’est la science au service de l’homme, sans perversion totalitaire.
Un futur indéterminé
En quel siècle se déroulent les aventures des Pionniers ? Les deux premières aventures de la série, celles qui ont pour centre la planète Radias, les situent au XXIe siècle, qui, en 1945, semblait lointain.
En revanche, l’histoire du « Jardin fantastique » semble se dérouler au milieu du XXe siècle, à en juger par les vêtements et l’automobile des Pionniers (au début de l’aventure), et l’aspect du manoir où ils se rendent, nous y reviendrons.
De même, les avions d’« Échec aux Zions » n’ont rien de futuriste.
La courte histoire de « L’Invulnérable X » a lieu en 2067, ce qui confirme l’appartenance des Pionniers au XXIe siècle, annoncée au début de la série.
Mais l’aventure de « Caluda » fait faire un bond dans le temps à nos héros puisqu’elle se situe en 2205, au début du XXIIIe siècle.
D’autres aventures des Pionniers se dérouleront en ce siècle.
Manifestement, les auteurs jouaient au yoyo avec le futur.
Et, pour finir, les héros seront, dans leurs quatre dernières aventures, transportés (après désintégration) au cinquantième siècle (!), très explicitement cette fois.
Un monde uni gouverné par la science
La science joue un rôle capital dans le gouvernement et l’administration des hommes de ce futur fictif.
Il existe un Conseil international de la pensée, regroupant les plus grands savants de notre planète, et un État major cosmique (EMC) composé d’astrophysiciens, de physiciens, d’ingénieurs et d’officiers de toutes nationalités.
La première de ces deux institutions semble diriger l’activité scientifique du monde entier (ce qui peut d’ailleurs sembler inquiétant) et avoir pour fonction privilégiée la recherche de solutions aux phénomènes naturels qui menacent la vie ou les conditions normales d’existence sur la Terre .
La seconde, apparemment dirigée par des militaires, a pour mission la lutte contre tous les dangers sidéraux et extraterrestres qu’encourt la Terre .
Ces deux instances sont composées de représentants de toutes les nations terrestres.
Et, dès la première aventure des Pionniers, ces dernières apparaissent unies dans leur lutte contre le danger représenté par la planète Radias, susceptible de détruire la Terre.
Le contexte de 1945 est ici particulièrement sensible : les nations alliées venant de combattre, unies, les totalitarismes destructeurs nazis et japonais. L’équipe des Pionniers de l’Espérance est d’ailleurs symboliquement composée de membres appartenant aux cinq grandes nations vainqueur(e)s de ces totalitarismes : Robert (Français), Maud (Américaine), Rodion (Soviétique), Tsin-Lu (Chinoise), Wright (Britannique), Tom (Martiniquais, donc Français également).
Est-ce à dire que les nations de la Terre sont politiquement unies autour d’un gouvernement et d’une administration communs soutenus par une armée internationale ? La Terre des Pionniers ne forme-t-elle plus qu’une seule nation dotée d’une sorte de vaste État fédéral coiffant les (anciens) États particuliers ? Sommes-nous à l’ère des États-Unis de la Terre ?
Le caractère international de l’équipe des Pionniers et l’importance des deux organisations ci-dessus mentionnées incitent à le croire. De même d’ailleurs qu’incite à le croire l’ampleur mondiale des dangers qui assaillent la Terre.
On ne voit cependant jamais de représentants d’un pouvoir politique quelconque. En vérité, le politique semble avoir pratiquement disparu dans le monde des Pionniers, largement supplanté par l’autorité scientifique.
Ce sont les savants qui semblent investis de la défense des intérêts vitaux de l’humanité et qui paraissent dotés du pouvoir de décision.
Une société résorbée par la civilisation scientifique
De même que semble avoir disparu la société elle-même, avec sa complexité structurelle, économique, morale et culturelle, ses tensions, ses contradictions, ses conflits, ses oppositions entre ses exigences et les aspirations personnelles et entre les classes ou autres groupes.
Cette société paraît se ramener purement et simplement à une civilisation scientifique qui aurait absorbé, annulé ou estompé toutes ses caractéristiques et résolu, supprimé ou relativisé tous ses problèmes.
Pas de classes sociales dans le monde des Pionniers, pas de professions, métiers ou corps professionnels hormis ceux des savants, des ingénieurs, des cosmonautes et des militaires.
On ne rencontre aucun ouvrier, industriel, homme d’affaires, homme de loi, commerçant, agriculteur, pêcheur, écrivain, artiste. (6)
Ces professions diverses existent-elles encore dans le futur des Pionniers ? On ne sait.
Il convient de se garder de donner à ces absences une signification étrangère à la pensée des auteurs de la série. Ces derniers, à l’évidence, n’ont pas entendu faire œuvre prophétique ou délivrer un message précis et insistant, à l’inverse de maints créateurs ultérieurs de bandes dessinées de science-fiction.
De plus, ils n’ont pas donné dans la bande dessinée sociologique à la Gérard Lauzier ou à la Martin Veyron. Ils ont simplement imaginé un lointain futur situé à l’ère intersidérale et en lequel la science joue un rôle capital. Comme l’affirme l’un des analystes de leur œuvre, « Poïvet et son scénariste Lécureux n’ont rien à dire : ils se contentent de parler, de raconter ». (7)
Partant, ils produisent des histoires dont tous les personnages sont des savants et des cosmonautes, et oublient délibérément la société. Leurs histoires mettent les Pionniers et l’État major cosmique (EMC) aux prises avec des savants fous et des extraterrestres maléfiques désireux d’asservir ou de détruire la Terre, et c’est tout. L’inspiration humaniste de la série ne donne pas lieu à la diffusion d’un message moral ou politique appuyé.
Certes, les Pionniers eux-mêmes et leurs amis extraterrestres donnent l’exemple de la fraternité, de l’ouverture amicale aux civilisations étrangères, de la curiosité intellectuelle et de la compréhension au nom d’un idéal de paix et de progrès fondé sur le refus de la violence, préférées au mépris et à la volonté belliqueuse de destruction et de conquête .
Animés par cet idéal, les uns et les autres sont capables d’un héroïsme parfois poussé jusqu’à l’abnégation et au sacrifice de leur vie.
La série exalte constamment la supériorité de la force de l’amitié sur celle de la barbarie, la solidarité dans la lutte pour l’humanité contre le despotisme, la victoire de la liberté de la pensée contre le totalitarisme.
Et il en va de même des savants et des dirigeants de l’EMC, pétris des mêmes sentiments humanistes et non violents. Mais cela relève somme toute du manichéisme caractéristique de presque toute la bande dessinée de l’époque.
Les ennemis de la Terre du futur
Si la Terre des Pionniers semble exempte de problèmes sociaux, elle comporte néanmoins des malfaiteurs. Mais ces derniers n’ont pas les profils traditionnels de leurs prédécesseurs du XXesiècle. Ils sont des pirates de l’espace, des savants fous ou des collaborateurs dévoyés et criminels de savants quant à eux respectables).
Mais, à l’ère des grandes expéditions intersidérales visant à l’exploration de planètes situées en de lointaines galaxies, les plus grands ennemis que puissent rencontrer les Pionniers sont, naturellement, des extraterrestres belliqueux et cruels désireux de conquérir la Terre et ne connaissant d’autre régime politique que la plus implacable des dictatures.
Souvent, ces extraterrestres agressent directement les Terriens, soit en s’installant clandestinement sur la Terre pour en entreprendre la conquête (« Échec aux Zions »), soit en attirant des humains sur leur planète pour les utiliser comme esclaves de leurs entreprises de conquête spatiale (les Grahadiens dans « Quatre moins deux égale un »), soit encore en détruisant leurs vaisseaux spatiaux et en prenant possession de leur corps et de leur esprit (les Zlongs, dans « L’Étrange Fin du capitaine Jork »).
Parfois, ils se contentent de concevoir un plan d’invasion de la Terre aussi audacieux qu’original et inattendu (les Zlardes dans « La Conquête silencieuse »). Enfin, il arrive qu’ils ne se préoccupent nullement de notre planète, mais que les Pionniers viennent les déranger sur la leur, risquant de mettre en cause la tyrannie que certains de leurs habitants (dont des robots intelligents) y font régner (« Inaccessible 7 » ou « Les Pionniers de l’Espérance contre les robots »).
Le plus souvent, ces extraterrestres relèvent d’une civilisation beaucoup plus avancée que la nôtre ; tel est le cas des habitants de Caluda, des Zions, des Zlongs et des habitants (les hommes comme les robots) d’« Innaccessible 7 ». Parfois, leur avance est relative et sectorielle (les Grahadiens). Il arrive aussi que, considérés comme peu évolués, ils surprennent par les capacités scientifiques qu’ils mettent au service de leurs projets maléfiques (les Zlardes). Cela étant, les extraterrestres ne sont pas tous agressifs.
Sur la planète Caluda, c’est une oligarchie de tyrans qui opprime la population, cependant que des résistants combattent sa dictature sous la direction de Llo. Sur Inaccessible 7, ce sont les robots sophistiqués (le redoutable Sixtus, en tout premier lieu) qui oppressent les « humains », véritable peuple de cette planète et, quant à eux, pacifiques et aidés dans leur lutte par les minuscules « Vénusiens ». Chez les Zions, il existe des rebelles qui luttent contre le despotisme de leurs chefs et viennent au secours des Terriens. Ces formes de résistance sont une référence implicite à la résistance des Français et autres peuples occupés par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale, qu’avaient vécue Poïvet et Lécureux.
L’espace n’est pas toujours le champ de bataille des Pionniers
L’affrontement des extraterrestres belliqueux et des Pionniers ne se produit pas toujours dans l’espace. Ainsi, toute l’aventure d’« Échec aux Zions » se déroule sur la Terre, sans aucune intervention de quelque vaisseau intersidéral et sans aucune scène dans l’espace, et, qui plus est, non dans un contexte urbain, mais en pleine nature sauvage, dans la savane et la jungle congolaises ! Il est vrai que cette histoire des Pionniers est tout à fait exceptionnelle dans la série ; elle l’est, en raison de cette absence de l’espace, et, également, de l’absence des amis de Tangha (Maud, Rodion, Tsin-Lu), qui n’apparaissent qu’à la fin, une fois l’aventure terminée.
Ces extraterrestres nous ressemblent, du moins d’un point de vue général. Les habitants d’Innaccesible 7 sont des hommes comme nous. Il en est de même de ceux de Caluda. Les Zlongs se présentent comme des hommes de petite taille (doués de pouvoirs étonnants), les Zions sont des homoncules de quelques centimètres de haut, chauves, mais avec une raie de cheveux courts au milieu du crâne, les « Vénusiens »sont encore plus minuscules que les Zions. Les plus différents de nous sont les Zlardes, maigres humanoïdes laids, affligés d’yeux aux iris énormes et de grandes oreilles en pointe.
Yves MOREL
Mise en pages : Gilles RATIER
(1) Vaillant n° 45
(2) Pif gadget n° 239
(3) Telles « Nasdine Hodja » (avec René Bastard pour dessinateur), « Teddy Ted » (avec Gérard Forton), « Fils de Chine » (avec Paul Gillon), « Le Grêlé 7/13 » (avec Christian Gaty), « Rahan » (avec André Chéret), « Les Robinsons de la Terre » (avec Alfonso Font), « Galax », autre série de science-fiction (avec Roland Garel)…
(4) Le passage de Poïvet du Téméraire (journal collaborationniste) à Vaillant, hebdomadaire édité par l’Union de la Jeunesse républicaine de France, organisation de jeunesse du parti communiste, ne doit pas prêter à malentendu. Poïvet n’éprouvait nulle sympathie pour le régime de Vichy, l’Allemagne nazie ou la Collaboration, et il ne travailla au Téméraire que parce que ce périodique fut, de janvier 1943 à août 1944, le seul journal illustré pour la jeunesse de France. Vaillant répondait mieux à ses propres tendances politiques, mais Poïvet ne fut pas, pour autant, un militant communiste, comme la majorité des collaborateurs de ce journal. Ce dernier privilégia d’ailleurs le talent à l’engagement ou à l’idéologie dans sa politique de recrutement : la preuve en est qu’outre Poïvet, il accueillit sans sourciller Eu. Gire, Francis Josse, Auguste Liquois et autres dessinateurs et scénaristes du Téméraire.
(5) « Mam’zelle Minouche » (dans L’Humanité), « Colonel X » (Coq hardi), « Tumak » (L’Intrépide), « Guy Lebleu » (Pilote), « P’tit Gus et les fantômes » (Chouchou)… Véritable meneur de jeu de l’Atelier des Pyramides (sis rue des Pyramides, dans le 1er arrondissement de Paris, Raymond Poïvet forma nombre de dessinateurs, tels Robert Gigi, Paul Gillon, Lucien Nortier, Nikita Mandryka, Christian Gaty, Philippe Druillet, MÅ“bius, entre autres. Toutefois, aucun d’eux ne reprit sa technique de dessin au carbone ou au feutre. Pour en savoir plus, voir Raymond Poïvet (2ème partie).
(7) Jean-Pierre Andrevon : « Les pionniers de l’Espérance. Repères thématiques et esthétiques », in Schtroumpf, les Cahiers de la bande dessinée n° 33, 1977
Bel article, merci, une coquille toutefois : « Les Robinsons de la Terre » (avec Alfonso Front), »
Font plutôt, non?
Merci Michel pour ta lecture attentive, on corrige tout de suite…
La rédaction