Entretien avec Jean-Paul Krassinsky pour « Le Crépuscule des idiots »

En 2007, Jean-Paul Krassinsky nous racontait l’histoire d’un petit nasique : Vernish, « Le Singe qui aimait les fleurs ». Ce titre, paru dans la collection Poisson Pilote, questionnait la sincérité des rapports entre les êtres, sur la place à avoir (ou non) dans une société. Avec « Le Crépuscule des idiots », Jean-Paul Krassinsky réalise un imposant récit autour de la religion… Au sein d’un groupe de macaques japonais.

La vie au sein d’un clan de macaques japonais suit une routine bien établie. Taro, mâle dominant, régente la vie sur son territoire de manière brutale. Il profite de la plus belle femelle du clan, Hisayo, et décide qui a le droit ou non de se baigner dans les eaux chaudes apaisantes de son domaine. Les singes indisciplinés sont tabassés et les plus récalcitrants aux ordres de Taro sont exclus du clan. C’est ce qui finit par arriver à Nitchii.

Lors de son exil, Nitchii est témoin d’une chose extraordinaire : une capsule spatiale s’écrase près de lui. En fouinant dans la carcasse, il en aide le passager. C’est un macaque rhésus qui, profitant de sa roublardise et de son étrange arrivée, se fait passer aux yeux de toute la tribu pour l’Envoyé d’un être mystérieux et tout-puissant : Diou.

La venue de cet émissaire, baptisé Rhésus par ses disciples, remet en cause l’ordre établi par Taro et entraînera de funestes conséquences pour toute la tribu.

Jean-Paul Krassinsky ©Benjamin Richard

C’est une sorte d’évangile que Jean-Paul Krassinsky vient d’écrire, mais un évangile d’une nature particulière. Si les dessins à l’aquarelle sont aussi beaux et lumineux que les estampes des bibles du Moyen-âge, le discours est d’une profonde noirceur. Jean-Paul Krassinsky met en scène des personnages se servant de la religion à leur seule fin personnelle, que ce soit d’une manière douce et sournoise ou d’une manière directe et brutale.

Jean-Paul Krassinsky nous montre que, sans contrepoids, une croyance aveugle entraîne l’obscurantisme. Mais que faire quand toute interrogation légitime est annulée par une pirouette ou par la mort ?

Contrairement aux membres de la tribu de Taro, nous pouvons encore nous informer sans risque, réfléchir librement et lire cette fable primordiale.

Jean-Paul Krassinsky, comment vous sentez-vous à la sortie de cet imposant « Crépuscule des idiots » ?

Curieux des réactions du lectorat.

Un peu comme un enfant la veille du jour de Noël. Il faut dire que, ce récit, j’y travaille depuis des années et la seule réalisation graphique m’aura demandé quasiment deux ans. En même temps, lorsque j’ai achevé la dernière page de l’album, je me suis dit que j’aurais bien continué un an comme ça. J’étais bien, finalement, dans la neige, avec mes macaques !

La période d’écriture fut-elle longue ? Avez-vous écrit les dialogues et le déroulement narratif en même temps ?

L’écriture s’est faite en plusieurs sessions de travail, étalées sur 5 années. Il y a eu trois versions différentes du scénario, la dernière étant celle qui a été publiée. Difficile donc de comptabiliser précisément le temps passé, disons que ça doit correspondre à plusieurs mois.

Lorsque j’écris pour moi, je le fais directement sous forme de story-board, et je traite en simultané dialogues et découpage graphique. C’est à mon sens la façon a plus naturelle d’écrire de la bande dessinée, car j’ai immédiatement la sensation globale du résultat.

Pourquoi avez-vous choisi d’utiliser l’aquarelle ? Cela a-t-il rendu votre travail plus ardu ?

Ma première préoccupation, lorsque j’aborde la réalisation d’un livre, est de trouver la forme graphique la plus à même de servir l’histoire. L’atmosphère typique des régions septentrionales du Japon s’y prêtait, ainsi que le sujet du livre : la religion, qui est par essence un truc conceptuellement flou, brumeux, avec plein d’effets de lumière. Autant dire que l’aquarelle s’imposait !

Après, je crois aussi que j’étais arrivé au bout d’un cycle artistique. Depuis l’an 2000, j’ai toujours travaillé mes pages uniquement au trait, avec mise en couleur informatique, assurée par des coloristes. J’avais l’impression d’avoir donné le meilleur de moi-même sur ma série précédente (« Sale Bête », avec Maïa Mazaurette), et que j’allais désormais commencer à me répéter, voire à m’ennuyer. Il me fallait du défi, du risque, du renouveau. Je me suis dit que 300 pages à l’aquarelle, c’était un challenge suffisamment fou pour que j’éprouve du plaisir à me retrouver chaque matin à ma table à dessin. De fait, j’ai pris un pied pas possible à dessiner ce livre. Se sentir évoluer artistiquement est une expérience très épanouissante.

Qu’elle a été votre motivation pour parler de la religion ?

L’agacement. Un long et récurrent agacement.

Je parle là de quelque chose qui se mesure en décennies, pas spécialement lié aux récents déferlements de violence qui émaillent l’actualité. Quand on en vient à discuter du fait religieux, on omet souvent de commencer par l’essentiel : Dieu. L’existence de Dieu n’est qu’une hypothèse. Rien de plus. Personne ne l’a jamais vu ailleurs que dans sa tête lors de ces derniers millénaires et, pourtant, l’éventualité de sa réalité influe jusque sur le menu des cantines scolaires et sur le rayon maillots de bain d’H & M. On nous serine qu’avoir la foi est en soi une valeur à respecter, au titre de la liberté de conscience.

Soit, on peut très bien faire avec. Mais si j’explique à qui veut l’entendre que, moi, je crois en Poséidon et que pour cette raison j’aimerais bien que mon gamin ne mange pas de poisson à la cantine, la conséquence la plus probable est qu’on se paye ma tête, purement et simplement. Pourtant, il y a 2 000 ans, tout le monde m’aurait compris. Tout cela est donc très relatif. Chacun est libre de croire en ce qu’il veut (y compris à l’existence du monstre du Loch Ness), mais un peu de tempérance et d’humilité, par rapport à ce qui n’est qu’une infime probabilité, ne me semble pas totalement inutile…

Et ce bouquin, je voulais qu’il puisse s’adresser aussi aux croyants, en profiter pour leur parler de la responsabilité qu’ils ont. Les interroger sur l’impact de leur propre religion sur la collectivité, les idéologies qu’elle peut véhiculer.

Mais, au fond, je dirais que j’ai d’abord fait ce livre pour… mon fils, tout simplement. Pour ce moment où il se posera vraiment la question de sa spiritualité, pour qu’il puisse avoir quelques éléments sur lesquels gamberger. Et rire un peu au passage, si possible. Aujourd’hui, il est encore petit, et sa religion, c’est « Star Wars » — une religion émergente somme toute assez inoffensive pour l’instant !

Certes, « La Guerre des étoiles » de nombreux adeptes a maintenant. Vous aussi avez une relation avec les étoiles.

Oui. Dans les années 1960, mon père, alors jeune ingénieur dans l’aérospatiale, a été le concepteur du distributeur de bananes qui équipait les fusées Vesta, avec à leur bord des singes de laboratoire. Ce distributeur avait pour fonction de les récompenser, lorsqu’il effectuait une tâche précise pendant le vol, et d’assurer leur survie une fois la capsule revenue sur terre, le temps que les équipes du CNES les retrouvent dans le désert d’Algérie.

C’est à partir de ses souvenirs que j’ai élaboré le design (rustique) du distributeur qu’on voit dans l’album.

Après les événements principaux relatés dans « Le Crépuscule des idiots », on voit des singes continuer à prier Diou. Le besoin de croire en quelque chose de supérieur ne peut-il plus disparaître une fois lancé ?

Mes singes sont très humains, pour le coup. Tout comme nous, ils ont besoin d’histoires, de mythes, de récits qui les dépassent et leur font entrevoir qu’ils sont peut-être davantage que des animaux réduits à leur seule condition. Vous aurez certainement noté que ce sont les jeunes singes qui perpétuent le culte de Diou. Les religions, quelles qu’elles soient, ont vite compris l’intérêt qu’il y avait à sensibiliser les jeunes esprits à leur cause. Par définition, un enfant croit tout ce que les adultes lui disent, et il est très facile de le formater dans un mode de pensée religieux. On peut appeler ça « éducation religieuse », moi j’utiliserais plutôt le terme « lavage de cerveau ».

Vous n’avez pas utilisé d’éventuels « enfers » pour mettre tout votre petit monde au pas , vous ne jugiez pas cette menace nécessaire ?

La vallée de Jigokudani, où vit la tribu de Taro, est surnommée la « vallée de l’enfer », bien évidemment à cause de ses terribles conditions climatiques. Qui plus est, au fil de l’histoire, les macaques se créent eux-mêmes un véritable enfer. Personnellement, vivre dans un endroit où tout le monde est ultrareligieux, ça me paraît être une bonne définition de l’enfer sur terre !

Pourquoi avoir fait d’Hisayo, la compagne de Taro, le seul personnage lucide de l’histoire ?

Traditionnellement, la femme n’est pas la bienvenue dans la sphère du sacré. Elle est y presque toujours déconsidérée, voire carrément oppressée. Sur ce point, « La Bible » n’a pas de leçons à donner au « Coran » !

Dans ce contexte, ça m’intéressait d’animer un personnage féminin fort, une femelle tout aussi ambitieuse que ses congénères mâles. Elle est mise à l’écart du culte de Diou, et de fait, est mieux à même de comprendre l’évolution de la situation politique de la tribu, puisqu’elle n’est pas tributaire des passions et des tourments de la foi.

Une dédicace représentant Vernish, « Le Singe qui aimait les fleurs ».

Après les nasiques, les macaques, est-il plus facile de parler de l’humanité au travers de singeries ?

Oui, absolument. Cela offre une distance supplémentaire, bien utile quand le propos est satirique. Ce n’est d’ailleurs pas nouveau, il y a en bande dessinée une grande tradition de récits animaliers. Et en ce qui concerne les singes, on retrouve en peinture un courant spécifique, les « singeries », de grandes fresques allégoriques, où la figure du singe parodie les activités humaines, et qui ont connu leur apogée au XVIIIe siècle.

Les humains apparaissent un peu dans votre livre. Il y a ceux qui ont envoyé Rhésus dans l’espace et on voit sur le territoire de Taro, un temple, que sont devenus ceux qui l’on construit ?

Les humains sont relégués en périphérie du récit, en effet. Ils n’ont pas de rôle à tenir dans la tragi-comédie où sont happés les macaques de Taro. Le temple bouddhiste qu’on voit dans l’album est un petit temple de haute montagne, fréquenté ponctuellement par des moines.

Les paysages, les noms renvoient à la culture japonaise. Comment avez-vous choisi cette atmosphère ?

À partir du moment où j’ai jeté mon dévolu sur des macaques japonais, il était logique de rester cohérent sur l’environnement. Il se trouve également que j’ai été un grand lecteur de mangas pendant longtemps (même si ce n’est plus vraiment le cas actuellement.). La liberté narrative que j’ai eue dans « Le Crépuscule », elle provient de cette culture. Et certains auteurs japonais, comme Yoshikazu Yasuhiko, qui a travaillé certaines de ses séries entièrement aux encres de couleur (par exemple « Jeanne », sa biographie de Jeanne d’Arc), ont indéniablement participé à mon envie de créer ce genre d’objet aujourd’hui.

À la fin de votre album, comme Rhésus, vous utilisez aussi une pirouette. Finalement, Diou existe-t-il ?

Ha ha ! Bien sûr qu’il existe, c’est moi qui l’ai inventé !

Vous pouvez voir une partie du travail autour de cet album sur la page Facebook qui lui est dédiée.

Brigh BARBER

Mille mercis divins à Jean-Paul Krassinsky pour ses réponses, ainsi qu’à Franck de la librairie Bulles d’Encre de Poitiers pour nous avoir montré la voie de Diou.

 « Le Crépuscule des idiots » par Jean-Paul Krassinsky

Éditions Casterman (25,95 €) – ISBN : 978-2-203-08953-2

Galerie

6 réponses à Entretien avec Jean-Paul Krassinsky pour « Le Crépuscule des idiots »

  1. Ska dit :

    Vous ne croyez pas en Dieu? Et moi, je ne crois pas en vos prises de positions venant d’un auteur athée qui n’a certainement pas lu un écrit traitant de la religion du Livre. Dommage! Si pour vous, l’existence de Dieu est une hypothèse, vous êtes le personnage le plus à plaindre !! Heureusement que tous ne pensent pas comme vous…

    • Laurent Turpin dit :

      Bonjour, Tous ne pensent pas comme Jean-Paul Krassinsky mais tous ne pensent pas comme vous non plus.
      Toutes les opinions sont exprimables, cela s’appelle d’ailleurs la liberté d’expression.

    • Toad dit :

      Je suis athée, ou plus exactement agnostique, mais j’ai lu la Bible. Par contre j’ai rencontré certains chrétiens qui ne l’avaient jamais lue.

    • Michel THYS dit :

      Selon vous, l’athée serait « le plus à plaindre ». Sans l’être, qu’en savez-vous ?
      Vous estimez-vous « supérieur » à lui ?
      Estimez-vous avoir librement choisi de croire, après avoir eu connaissance des alternatives philosophiques non confessionnelles,hélas occultées par toutes les religions ?
      Vous êtes-vous jamais interrogé sur l’origine éducative et culturelle de votre foi, et sur les raisons de sa persistance émotionnelle, puis rationnelle, indépendamment de l’intelligence et de l’intellect ?

  2. Michel THYS dit :

    Bonjour, Je partage totalement le point de vue de Jean-Paul KRASSINSKY, mais le mien est différent, quoique convergent. Je respecte les croyants (sauf les fanatiques) mais je condamne toutes les religions en fonction des dogmes et de la soumission qu’elles imposent (totale dans l’islam). À mes yeux, les dieux ne s’étant jamais manifestés concrètement, leur existence n’est que subjective, imaginaire et donc illusoire. Et encore ! Seulement à la suite d’une éducation religieuse précoce, donc en l’absence d’esprit critique, ensuite confortée par un milieu socioculturel croyant, certes réconfortant et convivial, mais unilatéral et communautariste, source d’intolérance et de repli sur soi. Je prône un système éducatif qui permettrait aux adolescents de choisir librement de croire ou de pas croire. Pourquoi les croyants sont-ils aussi souvent imperméables aux arguments rationnels et scientifiques ? Je propose une hypothèse explicative psycho-neurophysiologique à propos de l’origine de la foi et de sa fréquente persistance dans les neurones du cerveau émotionnel, puis rationnel, indépendamment de l’intelligence et de l’intellect : http///originedelafoi.eklablog.com

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