Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Batman : Le Culte » par Bernie Wrightson et Jim Starlin
Jim Starlin + Bernie Wrightson = un « Batman » totalement culte. De telles pointures qui s’approprient un personnage aussi mythique et historique que Batman, voilà qui s’avère plus qu’alléchant et excitant, vous en conviendrez. Les fans de longue date se souviennent bien de ce « Culte » qu’Éditions Comics USA publia en France dès 1989 en quatre albums cartonnés format comics, mais il était grand temps de le rééditer pour les nouvelles générations de lecteurs, car ce récit-là n’est pas n’importe lequel…
La première collaboration des deux géants Starlin et Wrightson date de 1985, mais s’inscrivant plus dans la production que dans la création artistique à proprement parler. En effet, le duo proposa un numéro des « X-Men » assez spécial, intitulé « Heroes for Hope » et destiné à récolter des fonds contre la famine en Afrique. Un numéro « jam » où apparurent de grandes signatures. L’année suivante, Starlin et Wrightson réitérèrent le projet chez DC, avec Batman et Superman en vedettes. Des hommes au grand cÅ“ur, donc. Lorsque Starlin débarqua sur « Batman » en mars 1988, l’idée de travailler avec Wrightson le démangeait déjà depuis un moment, puisque dès le mois d’avril une mini-série réalisée par les deux hommes parut chez DC (« The Weird », quatre numéros datés d’avril à juillet 1988). Très vite, donc, presque par croisement naturel, à partir du mois d’août parut une mini-série en quatre épisodes de « Batman » réalisée par le duo : « The Cult ». Un choc : Batman y est prisonnier d’un peuple souterrain de Gotham composé de sans-abri qui ont été manipulés par un certain Diacre Blackfire dont le projet est de lever son armée de l’ombre contre les criminels qui gangrènent la ville. Redoutable gourou religieux dont les intérêts sont à la fois politiques et mystiques, Blackfire pourrait bien renverser l’ordre des choses à Gotham…
Si la déflagration du « Dark Knight Returns » de Miller en 1986 avait déjà fait son petit effet (on le sent encore ici, avec ces écrans de télé disséminant régulièrement les informations et les débats, l’apparition d’une batmobile gigantesque et surarmée, ou encore un Batman au bout du rouleau), l’« Arkham Asylum » de Morrison et McKean n’allait pas voir le jour avant encore un an ! Entre les deux, en termes de réel passage à l’âge adulte de Batman, il y eut le « Killing Joke » de Moore et Bolland en mars 1988 et – outre ce « Culte » – le passage de Starlin sur la série régulière (son arc « Un deuil dans la famille » fit sensation grâce au drame inhérent au récit mais aussi au rôle des lecteurs qui purent influer sur l’action). Avec « Le Culte », Starlin frappe aussi fort que Miller avec son « Dark Knight Returns » (j’entends des réprobations au fond de la salle, mais c’est ainsi). En effet, dans cette histoire sombre et âcre, lorgnant vers l’horreur (qui d’autre que Wrightson aurait bien pu être pressenti pour ce genre d’ambiances ?), Starlin met le doigt où ça fait mal, et on le sent toujours dans sa préface où il parle plus de la censure et du fanatisme que de son rapport d’auteur à Batman, considérant encore son « Culte » comme une œuvre sciemment engagée. Dans ce texte, il revient même sur les racines du mal, au temps du maccarthysme, pour mieux nous faire comprendre que la censure des bien-pensants a toujours cours aujourd’hui et qu’il faut se méfier des normes ambiantes, des discours moralisateurs et castrateurs – ou pire – quant à une liberté d’expression pourtant salvatrice et nécessaire. Encore aujourd’hui, le propos de Starlin ne peut que nous interpeller ; peut-être encore plus aujourd’hui, justement, ce « Culte » prenant même une nouvelle dimension puisque le principal sujet de cette œuvre est bien la religion prise comme outil d’une idéologie fasciste afin d’écraser autrui et de prendre le pouvoir.
« Le Culte » dans la digne lignée directe du « Dark Knight Returns », donc, car ici Starlin aborde de manière frontale, adulte et terriblement sombre la manipulation des masses, la question des sans-abri dans notre société ainsi que leur fragilité face à des dérives de toutes sortes, la dérive sectaire, le contexte médiatique et social impuissant ou corrompu, la folie des êtres, le fanatisme religieux, l’hypocrisie de la morale et de la bienséance, le politiquement correct, le basculement d’une société dans la violence aveugle… On le voit, on est donc dans un contexte très réaliste et noir mâtiné d’horreur, une aventure de Batman pas comme les autres où l’équilibre du héros et celui du monde sont sur le point d’exploser. Une vision dure mais lucide de ce que nos sociétés contemporaines peuvent engendrer comme horreurs, injustices et folies. Et au milieu de tout ceci, un Batman prêt à abandonner le combat, brisé, totalement dépassé, ayant subi un lavage de cerveau dont il a bien du mal à se remettre. Entre « Un deuil dans la famille » et « Le Culte », on peut dire que Starlin n’a pas épargné Batman, lui faisait vivre et subir des événements assez traumatiques ; une façon cruelle mais efficace de le replonger dans les fondamentaux de son mythe, de son histoire et de sa nature. La peur comme vecteur du personnage, une peur que Starlin inflige au héros tout comme au lecteur, instillant en nous ce sentiment très perturbant d’une incapacité à réagir face à la terreur. Il en résulte une lecture plutôt forte en ressenti, assez troublante, qui nous questionne encore une fois l’album refermé.
Pour donner corps à tout ceci, Bernie Wrightson a utilisé une facette de son style tendant vers le souple et le contrasté, travaillant des masses noires puissamment évocatrices. Son Batman a un visage plus effilé qu’à l’habitude, renforçant la fragilité potentielle du personnage. Quant aux bas-fonds de Gotham, ils n’ont jamais été aussi sombres et terrifiants qu’ici, avec ces hordes de miséreux lobotomisés, Wrightson n’ayant pas son pareil pour engendrer des ambiances aussi horrifiques que réalistes, dans des théâtres d’ombres et de lumières souvent saisissants. Parachevant l’œuvre avec beauté, les couleurs de Bill Wray sont d’une très grande qualité. L’homme est peintre, et ça se sent. Alternant ou confrontant aplats de couleurs plutôt criardes et textures de peinture via des coulures et des taches, il parvient à rendre le spectacle encore plus hypnotique, dans une sorte de folie visuelle et chromatique lancinante. Un peu trop vite oublié à mon goût, « Le Culte » est une œuvre intense, intéressante, puissante, un « Batman » assez incontournable, en définitive, qu’il convient de lire ou de relire.
Cecil McKINLEY
« Batman : Le Culte » par Bernie Wrightson et Jim Starlin
Éditions Urban Comics (19,00€) – ISBN : 978-2-3657-7921-0
Salut Cecil,
Absolument d’accord avec tout ce que tu dis.
Je regrette juste que cette édition Urban reprenne quelques travers des rééditions Panini : Des couleurs trop saturées. L’ancienne version Comics USA avait certes des noirs moins profonds, mais les couleurs étaient moins… psychédéliques !
Sans « The Cult », pas de Bane-gourou, triomphant dans les égoûts de Gotham, dans « The Dark Knight Returns. Nolan ne s’y est donc pas trompé, et aura compris que The Cult est une sorte de complément au DKR de Miller pour puiser la matière première de la conclusion de sa trilogie :
Batman Begins regardait Year One,
The Dark Knight regardait DKR,
Dark Knight Rises regardait aussi DKR, mais aussi Born Again et The Cult
Quant à Bill Wray, je conseille à chacun d’aller voir sa page Facebook (sous le nom William Wray), où (tu l’as dit, il est peintre) il poste ses propres tableaux (sublimes), et me fait régulièrement découvrir des artistes que je ne connais pas.
Salut !
Hello Sir Lefeuvre,
Merci de ton commentaire et de ton ressenti de fan aguerri !
Quant à Wray, oui, comme toi je conseille à tous les internautes d’aller sur son site afin d’admirer l’admirable et large éventail de son talent, oscillant entre naturalisme et Tom & Jerry !
Amitiés,
Cecil
Il existe une autre collaboration Wrightson/Starlin certes plus anecdotique, mais que je trouve savoureuse parce qu’elle fait clairement le choix de l’humour, c’est Hulk et La chose, qui avait ete publie par Lug (dans la collection TOP BD) et n’a a ma connaissance jamais ete republie.
Comme il a ete publie en France en juin 1988, je pense qu’il est juste anterieur a The Cult et meme a The wierd.
Du coup, cette mini-serie « The weird » dont vous parlez a-t-elle ete traduite en francais a l’epoque ?… J’ai cherche sur le net mais rien trouve indiquant une VF.
Bonjour Marcel,
Merci de votre commentaire, et surtout bravo d’avoir comblé un manque flagrant dans mon article, car effectivement (et très bizarrement, car le récit m’avait enchanté lorsqu’il parut chez Lug), j’ai oublié de mentionner cette collaboration pourtant costaude de Starlin et Wrightson ! Mea culpa, donc, et encore félicitations, vous avez bien raison de rappeler ce récit épique.
En ce qui concerne sa date de parution, vous avez aussi raison, « The Incredible Hulk and The Thing : The Big Change » est paru aux États-Unis en janvier 1987, donc bien avant « The Cult ».
Quant à « The Weird », à ma connaissance cette mini-série n’a jamais été publiée en album en France…
Bien à vous,
Cecil
The Weird reste à ce jour inédit en France, c’est pourtant une excellente mini-série en quatre partie, avec la JLA.