« Homicide, une année dans les rues de Baltimore T1 : 18 janvier – 4 février 1988 » par Philippe Squarzoni

En 1991, avec son récit « Homicide: A Year on the Killing Street » David Simon (devenu notamment, en 2002, le créateur de la série TV à succès « The Wire » [« Sur écoute »]) livrait une plongée glauque et infernale dans le quotidien de la brigade criminelle de Baltimore, ville qui comptait alors 240 meurtres par an. Ayant acquis les droits et la confiance de Simon, Philippe Squarzoni s’est affranchi du récit initial à la première personne pour s’emparer de ce monumental documentaire, tableau minutieux de la violence urbaine américaine : le 18 janvier 1988, lorsqu’un noir de vingt-deux ans est retrouvé mort dans la rue, abattu d’une balle dans la tête par un calibre 38, les soucis commencent pour l’inspecteur Pellegrini. Dans la noirceur et le sang, que faire, alors que les rares témoins mentent ou se taisent par peur des représailles, et que les flics sont précisément armés de .38 Special ?

"Baltimore" par David Simon (éd. Sonatine) et vue de la ville

David Simon en 2010 (Photo Wikimedia Commons/MacArthur Foundation)

Couverture pour Saison brune (Delcourt 2012)

Planches 2 et 3 (Delcourt 2016)

Auteur au regard aiguisé par son expérience du terrain, Philippe Squarzoni s’est progressivement engagé dans la BD documentaire au seuil des années 2000. D’abord en tant qu’Observateur des Droits de l’Homme dans le Chiapas mexicain révolté, dont il rendra compte dans deux ouvrages (« Garduno en temps de paix » et « Zapata en temps de guerre », publiés par Les Requins Marteaux en 2002 et 2003). Ensuite en Palestine et Israël, univers sous tension traduits dans « Torture blanche » en 2004. Suivront les notables « Drancy – Berlin – Oswiecim » en 2005 (récit mémoriel), « Dol » en 2006 (une critique de la politique menée par la droite française), et « Saison brune » en 2012 (éd. Delcourt ; sur le réchauffement climatique), un volumineux album de 464 planches qui sera salué par de nombreux prix. Après la fiction « Mongo est un troll » (Delcourt, 2014), Squarzoni effectue donc un grand retour dans son registre de prédilection pour l’actuel « Homicide ». De son côté, le journaliste David Simon fut crédité comme producteur et scénariste lors d’une première adaptation télévisuelle de son livre par NBC (« Homicide : Life on the Street » ; 122 épisodes de 45 minutes, diffusés de janvier 1993 à mai 1999). En 2000, pour HBO, il scénarise la minisérie « The Corner », narrant le fragile quotidien des habitants de La Fayette Street à Baltimore, et également adapté d’un de ses livres. De 2002 à 2008, HBO, Simon et son coscénariste Ed Burns (un ancien inspecteur) remportent un franc succès critique pour « The Wire », polar anthropologique et ultra-réaliste sur la criminalité, dépeinte au travers de tous ceux qui la vivent au quotidien, du flic au trafiquant, de l’enseignant au résident, du politicien au journaliste, et de l’adulte à l’enfant aussi…

Affiche promotionnelle pour la série TV "The Wire"

Streets of violence ? (planches 10 et 11, Delcourt 2016)

Basé essentiellement sur l’ouvrage-clé de Simon (« Homicide: A Year on the Killing Street », édité aux USA en 1991 et publié en version française par Sonatine en 2012), qui suivait le travail d’une dizaine d’inspecteurs durant l’année 1988, le premier volet du présent « Homicide » réduit ce large spectre à un corpus centré autour de trois personnages réels, les inspecteurs Jay Landsman, Tom Pellegrini et Donald Worden. En guise de toile de fond, la ville de Baltimore, déployant ses bas quartiers miséreux et sinistrés, aux antipodes d’une certaine vision hollywoodienne par trop simpliste. Comme l’explique l’auteur, les malfrats eux-mêmes sont des ombres déliquescentes, sans vanité ni fierté : « On n’a pas affaire à des génies du crime. Ce sont des dealers qui vont se tuer un soir au coin d’une rue pour un regard de travers. Ce ne sont pas des meurtres très intéressants, mais ce qui est surprenant, c’est qu’il y en ait 240 par an. Ça traduit le rapport de l’Amérique à sa violence. » Située dans le Maryland au nord-est des USA, Baltimore (622 000 habitants en 2013) possède un quart de sa population sous le seuil de pauvreté, et 11 % de chômeurs : endigué par un taux de criminalité bien supérieur (32 % de plus !) à la moyenne nationale, le cadre – rendu depuis plus attractif par une politique de rénovation – n’incitait alors que très peu à l’optimiste béat, tout en rendant cette marginalité sociale continuellement explosive. En avril 2015, la mort de Freddie Gray, afro-américain détenu par la police locale, conduira encore à des émeutes nécessitant l’intervention de la garde nationale.

Scéne de crime à Baltimore

Digne d’Edgar Allan Poe (le fameux écrivain est mort à Baltimore en octobre 1849), ce contexte morbide offre à contrario un milieu « idéal » pour une analyse – médico-légale ! – du terrain. Déployant les codes d’usage (couleurs rouge, noire, grise et blanche ; typo du titre connotée), la couverture de l’album sait ainsi parfaitement traduire les arcanes du genre : dans cet autre « Sin City », les regards et silhouettes se croisent entre lieu clos et monde ouvert, à la manière d’une « Fenêtre sur cour » hitchcockienne (1954). Les cadavres à terre, le bitume, la pluie, l’éclairage urbain, le flic en fin de carrière (éternel vieux de la vieille désabusé et bougon à-qui-on-ne-la-fait-plus…), l’inspecteur tenace, le téléphone, le bureau recouvert de dossiers, de cigarettes et de tasses de café vides sont autant d’indices du film noir en train de se dérouler dans un espace-temps aussi court que long : les heures et jours s’égrènent, les morts s’accumulent, les délais pour résoudre chaque enquête diminuent, en fonction de « l’importance » politique accordée en haut lieu à tel ou tel cas. Rouage dans une machine qui le dépasse, le fin limier potentiel en est réduit à se ronger les freins, isolé dans son propre espace d’observateur extérieur mais cependant impliqué. Seul contre tous et contre tout ou presque, on pourrait presque prédire sa propre perdition, dans la mesure où les crimes, comme leur résolutions éventuelles, ne sont jamais parfaits.

25 ans après, « Homicide » est tristement toujours d’actualité : après avoir baissé sous la barre des 200 meurtres annuels, le taux d’homicide par habitant a de nouveau progressé à Baltimore, tandis que le taux d’élucidation a dégringolé dans les unités de la Crim’, par manque d’expérience et défaut de méthode. Exacte mise en lumière des faits et des personnalités, l’album de Philippe Squarzoni fait mouche en adaptant au plus juste le matériel initial, l’auteur ayant même pris le soin d’effectuer sa propre traduction à partir des dialogues initiaux de David Simon. Un boulot assurément digne des « Experts » !

Philippe TOMBLAINE

« Homicide, une année dans les rues de Baltimore T1 : 18 janvier – 4 février 1988 » par Philippe Squarzoni
Éditions Delcourt (16, 50 €) – ISBN : 978-2-7560-4217-6

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