Spécial « Delirium »

Encore un joli printemps pour le label Delirium qui nous propose deux albums épatants. Si le 10ème tome de « La Grande Guerre de Charlie » de Mills et Colquhoun conclue cette remarquable série après cinq années d’aventure éditoriale, le volume de « L’Exécuteur » qui vient de sortir, lui, amorce une nouvelle série au sein du catalogue, premier tome d’une trilogie écrite par le légendaire John Wagner et dessinée par un Arthur Ranson particulièrement inspiré. Le catalogue britannique de Delirium s’étoffe petit à petit et de manière cohérente, ce qui promet de beaux lendemains…

« La Grande Guerre de Charlie T10 : La Der des ders » par Joe Colquhoun et Pat Mills

Alors que nous commémorons ce week-end les 100 ans de la Bataille de Verdun, ne manquons pas une nouvelle fois de signaler combien « La Grande Guerre de Charlie » est une Å“uvre exceptionnelle qui nous permet – comme rarement cela a été fait – de mieux comprendre le quotidien des soldats qui ont vécu l’enfer de la guerre 14-18. Vous le savez si vous êtes des fidèles de cette rubrique « comics », je suis cette série depuis le début, donc n’hésitez pas à vous servir du moteur de recherche du site afin d’accéder à mes articles précédents couvrant l’ensemble des volumes parus. Alors… justement… que pourrais-je encore bien vous dire aujourd’hui sur les qualités de cette Å“uvre, après avoir accumulé des avalanches d’épithètes tous plus élogieux les uns que les autres à son propos… ? Eh bien… au moins dire que l’intégralité de la série étant maintenant publiée, on ne peut que constater à quel point toutes lesdites qualités qui se sont imposées dès le départ et qui ont donné son visage, sa nature, son caractère à l’œuvre, sont présentes jusqu’à la dernière page. Un exploit, car cette épopée tragique s’étend tout de même sur un millier de planches, et à aucun moment Pat Mills n’a perdu de vue son véritable sujet, l’humain, ne glissant pas progressivement dans le « simple » récit de guerre. En complémentarité, Joe Colquhoun maintient une qualité de dessin remarquable de bout en bout, ne lassant jamais le lecteur grâce à une puissance d’évocation du noir et blanc constamment en jeu.

L’album s’ouvre sur l’été 1918. On retrouve Charlie, récemment marié et devenu caporal, et son cousin Jack, alors que les Américains interviennent enfin sur le front européen… Comme d’habitude, l’accent est mis sur la difficulté de traverser et de vivre cette période de guerre, sur le terrain, au sein d’une hiérarchie militaire souvent injuste et implacable et dans une promiscuité où chacun subit la nature humaine dans ce qu’elle a de plus déplorable ou violent… Ainsi, même devenu à moitié cinglé, le pitoyable et impitoyable capitaine Snell n’est toujours pas mis de côté par ses supérieurs et peut donc continuer à nuire aux hommes de son bataillon, accumulant humiliations, traquenards, et même meurtre… La première séquence dit tout : alors que le raton-laveur qu’a recueilli un soldat s’avère un indicateur salvateur pour les hommes (sentant grâce à ses sens en éveil une attaque aux gaz imminente), le capitaine Snell l’abat froidement, l’animal n’étant pour lui qu’un gros rat, une vermine à éradiquer. Autre moment, autre cruauté, quand Charlie et son cousin faits prisonniers sont punis en étant attachés à un toit goudronné, en plein soleil… On ne compte plus les absurdités violentes qui traversent ce quotidien, mais jusqu’au bout Mills et Colquhoun donnent à voir ce que d’aucuns continuent à vouloir cacher aujourd’hui (voir certaines notes de Mills à ce sujet dans plusieurs volumes…). Alors que l’Armistice du 11 novembre 1918 a lieu et que les citadins sortent dans les rues pour fêter la fin de la guerre, Charlie est encore dans le bourbier des combats, non loin de Mons, au sortir d’une attaque de gaz toxiques. Et à peine le conflit est-il derrière lui qu’un autre front doit être rejoint… La guerre est finie, oui, mais dès janvier 1919, les Britanniques s’engageront sur le front russe afin de « mettre fin à la menace rouge, les horreurs du bolchévisme ». La der des ders… Bonne blague, même à l’époque, l’arrêt de la guerre n’ayant pas engendré l’arrêt de certains combats. En définissant ce front russe comme le dernier réel chapitre de la guerre 14-18, Mills remet encore une fois les choses en perspective dans une vision de l’histoire lucide et engagée. Nous suivons donc Charlie jusqu’en septembre 1919, ultime combat puis retour au pays…

Les deux dernières planches de « La Grande Guerre de Charlie » se situent en 1933 : « Treize ans plus tard… Charlie fait partie des nombreux anciens soldats qui n’ont pas pu trouver de travail et ont passé des années au chômage. » C’est avec la gorge nouée qu’on découvre la condition plus que précaire de ce soldat, le visage marqué et le corps meurtri, qui a tout donné pour défendre son pays, laissé pour compte et considéré comme un parasite par la bonne société… Et la gorge se noue un peu plus à la dernière case de la dernière planche, Charlie se disant que cela avait valu le coup de combattre dans cette horreur, si c’est pour qu’il n’y ait plus jamais de guerre… La der des ders, tandis qu’un vendeur de journaux s’exclame dans la rue : « Édition spéciale : Hitler élu chancelier d’Allemagne ! » … Soupir… En plus des habituels commentaires de Mills sur les présents épisodes et l’érudit dossier de Steve White qui clôt traditionnellement l’album, vous trouverez un texte de Mills qui revient sur son intention et la nature de son travail dans « La Grande Guerre de Charlie ». Plus qu’une grande et rare et belle Å“uvre sur la guerre, « La Grande Guerre de Charlie » est une grande et rare et belle Å“uvre tout court, l’expression de ce que la bande dessinée peut donner de mieux en termes d’intelligence, de talent et d’éthique. Sa lecture déclenche un double sentiment qui s’avère tout à fait primordial en ces temps bien sombres et violents, à savoir l’empathie envers les hommes et la révolte contre leurs guerres… Plus qu’une BD, « La Grande Guerre de Charlie » est un acte intellectuel, artistique et humaniste qui a le courage de l’engagement envers un monde réellement sans guerre. Ce chef-d’œuvre est d’une très grande valeur pour notre savoir et notre réflexion sur la paix.

« L’Exécuteur T1 : Le Jeu mortel » par Arthur Ranson et John Wagner

Autre époque, autre sujet, autre ambiance avec cet « Exécuteur »… Nous voici en présence d’un thriller vraiment très réussi ! Il faut dire qu’on retrouve aux manettes l’immense John Wagner (le papa de Judge Dredd et – avec Pat Mills – de 2000 AD, je vous le rappelle !) qui s’éloigne de la SF pour embrasser le genre noir avec délectation, ainsi qu’Arthur Ranson dont le trait réaliste et subtil est un régal pour les yeux, sachant installer comme personne des ambiances intenses à souhait… L’association des deux semble idéale quant à ce genre d’histoire, ce qui se confirme amplement à la lecture, nous plongeant de manière frontale dans l’action, nous immergeant dans l’atmosphère des lieux au même titre que les personnages, dans un rythme lent à couper au couteau… Ancien mercenaire, Harry Exton met un jour le doigt dans l’engrenage du Jeu. Pas les jeux de cartes ou d’argent, non, un « jeu » très spécial… où des « Voix » ont des « Exécutants » qu’ils envoient s’affronter en divers lieux, pariant sur le gagnant, c’est-à-dire celui qui en ressortira vivant. Des « gladiateurs modernes », comme il est dit, les puissants faisant joujou avec la mort des autres… Perversion et décadence de notre société : pas étonnant que Wagner traite de ceci, car n’était-ce pas déjà ce qu’il faisait dans 2000 AD ? Mais il n’a pas « juste changer de genre » pour raconter la même chose pour autant, opérant plutôt une approche la plus réaliste possible, cette fois-ci, afin de révéler la noirceur sous d’autres angles et points de vue.

C’est donc très réussi, le découpage, le rythme, le ton et les atmosphères s’avérant tout à fait implacables et faisant de ce récit sans jugement ni morale un thriller impeccable, aussi glacial que son « héros ». Un sale type. Qui rencontre des sales types. Se tuant entre sales types. Sortant de ce sale premier cycle style dangerous game, Harry Exton va continuer son périple personnel dans d’autres récits que nous attendons donc avec une très grande impatience, ayant hâte de connaître d’autres facettes de ce personnage mais aussi quels dysfonctionnements humains et sociétaux Wagner va aborder ensuite… Je dois l’avouer, plus je regarde cet album et plus je suis en pamoison devant les dessins de Ranson, admiratif de sons trait tout autant que de ses compositions et de ses procédés narratifs qui sont bien plus intéressants qu’un simple déroulé de l’action. Ainsi, les cases qui suivent le mouvement et la forme d’une taillade assassine, se réduisant petit à petit en fragments, insufflent indéniablement quelque chose d’autre que le descriptif, au sein de ce réalisme stylistique parfois très poussé. Notons enfin que les couleurs sont elles aussi une parfaite réussite, lovant les dessins de Ranson dans des ambiances chromatiques terriblement bien senties, d’une grande subtilité, achevant de nous plonger tête la première dans cette mésaventure intrigante et vénéneuse… Chapeau !

Cecil McKINLEY

« La Grande Guerre de Charlie T10 : La Der des ders » par Joe Colquhoun et Pat Mills

Éditions Delirium (22,00€) – ISBN : 979-10-90916-25-8

« L’Exécuteur T1 : Le Jeu mortel » par Arthur Ranson et John Wagner

Éditions Delirium (20,00€) – ISBN : 979-10-90916-27-2

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2 réponses à Spécial « Delirium »

  1. Jacques dit :

    Bonjour
    La série l’Exécuteur a déjà été publiée en France !
    Deux volumes chez l’éditeur (éphémère) Arboris en 1995 sous le titre Button Man
    tome 1 :Jouer et tuer
    tome 2:Voie sans issue
    Bonne jounée

    • Bonjour Jacques,

      Merci de votre commentaire.

      Oui, vous avez raison, il y avait eu deux albums « Button Man » parus il y a vingt ans, mais depuis cette époque, Wagner a continué de travailler sur cette création, et il y a donc eu trois albums en tout réalisés avec Ranson (un quatrième sera réalisé avec Frazer Irving). Nous aurons donc la chance de pouvoir lire pour la première fois la trilogie Wagner/Ranson en France… De plus, rappelons que cette édition des années 90 ne reprenait que la première histoire, en deux parties. Ajoutons enfin que cette édition Delirium propose une nouvelle traduction, de meilleur niveau !

      Bravo pour votre perspicacité et votre connaissance des comics !

      Bien à vous,

      Cecil

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