On vous a déjà dit tout le bien que l’on pensait de la saga ébouriffante, délirante et jubilatoire « The Kong Crew » d’Éric Hérenguel… (1) Or, voilà que les éditions Caurette sortent une très belle intégrale de luxe de la trilogie (224 pages, dans sa version originale en noir et blanc grisé et en français) : une incroyable épopée hommage aux comics, aux pulps et aux vieux films fantastiques des fifties ! Ceci alors que le tome 3, cartonné et en couleurs, vient aussi à peine de paraître chez Ankama… La totale en noir et blanc ou les trois volumes en couleurs, vous avez donc le choix ! L’essentiel étant de ne pas passer à côté de ces aventures follement drôles, débridées et imaginatives, sous couvert de fable épique et écologique !
Lire la suite...Le Concombre masqué
L’année dernière, nous avons fêté les 50 ans du Concombre masqué (qu’est-ce qu’on s’est mis ! Jus de betterave à tous les étages !). Seul et unique cucurbitacé-justicier de l’histoire de la bande dessinée mondiale, le Concombre masqué est un monument, ni plus, ni moins, et son auteur, Mandryka, un être à part, dont chaque rencontre peut s’avérer aussi déstabilisante qu’enrichissante à force de réflexions creusées à l’infini. Ce mois-ci, les éditions Mosquito nous proposent une réédition du fameux Spécial Comics 130 n°1 de 1971 qui contenait les toutes premières « Aventures potagères du Concombre masqué » parues dans le journal Vaillant en 1965. Du patrimoine contemporain de tout premier ordre, donc ! Tout ceci valait bien un « Coin du Patrimoine » dédié au fameux Concombre masqué (bizarre, non, ce légume qui se cache derrière un loup… ?).
Définir le Concombre masqué peut relever de la gageure, tant la fausse simplicité de la chose cache en réalité des abîmes, des sommets et des passerelles qu’une vie ne suffirait pas à explorer… En surface, il n’y a « qu’un » légume masqué évoluant dans un environnement aussi flou physiquement qu’il exprime très précisément les chemins de la perdition qu’emprunte l’humanité à l’encontre de toute intelligence. Prenez de la réflexion humaniste mais intransigeante, ajoutez-y un soupçon de zen et de psychanalyse, une flopée d’absurde en réponse à l’absurdité de notre monde « civilisé », et vous obtiendrez un début d’explication de la chose, le cerveau de Mandryka étant en constante oscillation entre ses valeurs qui constituent toute sa richesse humaine et artistique. Contraste vivant absolu, Mandryka est aussi doux que dur, aussi rationnel que fou, à la fois timide et provocateur, tendre et vachard, incarnant l’ascèse la plus rigoureuse tout autant que l’hédonisme le plus naturel. Le Concombre est à la fois un transfert, un alter ego, un exutoire, un outil psychanalytique et une expression en soi de Mandryka. Dans un processus schizophrénique, Mandryka a investi son Concombre d’une mission impossible à tenir (mais qu’il tient pourtant !!!!) : être à la fois le réceptacle, l’incarnation, le moyen d’exprimer ce qu’il y a de plus débile dans l’humanité, et le porte-parole de la révolte et de la contestation sans concession de la connerie humaine. À travers ses aventures pata(to)physiques, le Concombre nous renvoie à la tronche l’ensemble des leurres et illusions dans lesquelles nous progressons – à l’échelle d’une vie tout comme à l’échelle de l’humanité – sans broncher. L’absurdité du « Concombre masqué » n’a d’égale que l’absurdité de notre réalité « normale » et « cartésienne » qui nous mène à notre perte. Ici, les hommes – envahissants et lourdingues – sont incarnés par des éléphants s’immisçant dans notre intimité avec la lourdeur de mise…
Dans l’univers du Concombre, l’analyse de ce qu’on est, de ce qui est, de ce que l’on fait est décortiqué sur le mode de l’absurde pour mieux révéler nos errances. Mélange de Freud, de Kurtzman, de Rabhi et de Carroll, lorgnant du côté de la folie de « Krazy Kat » mais aussi de la spiritualité d’une méditation sur l’être, le « Concombre Masqué » est l’une des œuvres de bande dessinée les plus improbables et pourtant l’une des plus lucides quant à notre condition de crétins sur Terre, plus enclins aux carcans qu’à la liberté malgré nos discours… Mandryka a poussé l’absurde jusque dans ses retranchements, ne reculant devant rien pour déployer ses théories et ses constats, surtout pas devant ce qui paraît le plus débile ; car dans le débile se trouve malheureusement la plupart du temps la vérité de ce que nous acceptons. Depuis 50 ans, Mandryka explore son – et notre – cerveau pour tenter de trouver une issue malgré l’impasse. 50 ans de « Concombre masqué ». 50 ans de délires on ne peut plus sérieux mais tout sauf sérieux qui s’apparentent au territoire d’un parcours existentiel et artistique en constante réflexion tout en maintenant plus que fermement les valeurs d’un socle commun qui semble se réduire comme peau de chagrin. Raison de plus pour rigoler. En rire pour ne pas pleurer. À part si c’est parce qu’on est en train d’éplucher des oignons.
« Quelque part, au bout du monde, au milieu du désert de la folie douce, le Concombre masqué dans son Cactus-Blokhaus, s’éveille… » Ce désert, cette forteresse et ce concombre (que Mandryka affuble souvent de symbolique phallique) constituent pour l’auteur l’expression de son – de notre – inconscient. Mais le Concombre masqué n’est pas seul : à ses côtés, on retrouve quasi constamment ce bon vieux gros Chourave, légume touchant à bien des égards, mais touchant aussi le fond, bien trop souvent… À la fois ami et souffre-douleur du Concombre, Chourave ne comprend pas grand-chose à pas grand-chose, et en cela il frôle le génie. Si l’on retrouve parfois dans l’ambiance visuelle du « Concombre » quelque chose de l’ordre de la lignée de « Krazy Kat », les mots ne sont pas en reste quant à cet héritage, le goût du mot-valise rivalisant avec celui du jeu de mot qui tue. L’absurde, le non-sens, s’expriment aussi par la jouissance du détournement de la langue et de l’invention de mots. Qui n’a pas entendu parler de frigouli aux broutches molles, de glabougnot à dégraisser, de burnave, des savanes de l’Archipouze où les Godulaves se trifougnent sous le palude asymptote, ou qui n’a pas été kidnapousé ou n’a pas crié un « Mercadet-Poissonnière ! » en tombant ne peut pas comprendre…
L’imaginaire de Mandryka a été autant nourri par la bande dessinée que par la musique, le cinéma (il avait fait ses études dans ce domaine) ou la littérature (il aime le non-sens et l’absurde bien au-delà d’Harvey Kurtzman et des comics, amateur de Lewis Carroll ou d’Edward Lear). Parmi les très nombreuses influences cartoonesques de Mandryka (outre le « Fantôme du Bengale » et « Krazy Kat », par exemple…), il y en a une qui le mènera tout particulièrement à la création du Concombre masqué : le « Copyright » (qui se transformera en « Copirit ») de Jean-Claude Forest, série publiée dans Vaillant du n°388 (19 octobre 1952) au n°410 (22 mars 1953). Le Copyright est un animal fantastique tacheté s’exprimant à coups de « Varlop ! » et autres exclamations farfelues, cousin du Jeep de Segar dans « Popeye » et du Marsupilami de Franquin. Lorsque la série disparaît brusquement des pages de Vaillant, le jeune Mandryka, âgé de 13 ans, est terriblement frustré et décide de continuer ses aventures dans ses propres cahiers : « Pour moi, « Copyright » c’était le summum ! Je vais vous faire un aveu : c’est en continuant les aventures du Copyright, qui s’étaient interrompues faute de lecteurs (ce fut pour moi et cela demeure l’objet d’un véritable scandale !), que j’ai créé le Concombre masqué – qui n’est au fond qu’un des nombreux déguisements du Copyright – son avatar, en quelque sorte… »
En grandissant, Mandryka est passé du simple admirateur recopieur à l’auteur en devenir : « J’avais décidé de cesser de recopier le Copyright dans mes cahiers. Cherchant un animal qui soit à moi tout en restant un animal fabuleux, je me suis dit : ‘Pour ne pas faire un animal comme tout le monde, je vais faire un légume !’ Je voulais faire un légume justicier, une sorte de parodie de Zorro. » Les graines étaient semées…
Nous sommes en 1964 : à l’âge de 24 ans, Mandryka fait ses débuts dans Vaillant (le journal où paraissait le « Copyright » ! Émotion !). Il y crée tout d’abord (signant « Nik ») le personnage de Boff, un bonhomme jouant avec le feu dont les gags paraissent à partir du n°1024 du 27 décembre 1964.
C’est ce Boff qui – devenu reporter – va être envoyé par la rédaction dans le désert-de-la-mort-lente afin de rechercher le mystérieux Concombre masqué, événement ayant lieu dans le n°1037 du 28 mars 1965, dernier numéro paraissant sous le titre de Vaillant avant de devenir la semaine suivante Vaillant, le journal de Pif.
La semaine suivante, donc, dans le n°1038 daté du 4 avril 1965, la première vraie aventure du Concombre paraît.
Même si les cinq premières planches du « Concombre » initial n’avaient pas été retenues par le rédacteur Jean Sanitas, le projet n’avait pas été refusé pour autant.
En effet, Mandryka a été accueilli avec chaleur et fut grandement apprécié par l’équipe de Vaillant qui partageait avec lui le goût de Mad ou des Marx Brothers. Il ont tout de suite considéré le Concombre Masqué comme étant un digne héritier de cette lignée de l’absurde et étaient très fiers de publier cette œuvre, malgré des réactions hostiles de la part de certains lecteurs et du service commercial du journal, peu aptes à goûter ce genre d’humour absurde…
Souvent déconcertés, les lecteurs de Vaillant, le journal de Pif firent donc connaissance avec les « aventures » de cet étrange concombre réalisées par un certain… Kalkus. Enfin… la plupart du temps, car Kalkus fera parfois place à Calgus, Karl Kruss, Caleq-usse, Kudsak ou Kilkoz, entre autres ! Autant de déclinaisons de ce pseudonyme que d’ouvertures possibles via cette création alors atypique, en adéquation totale avec l’esprit nonsensique de l’auteur. Sur l’explication de ce pseudonyme de « Kalkus », Mandryka tenta de s’expliquer : « Oui, Kalkus, du mot ‘calque’ : je suis un décalque, et ‘calque’ = ‘claque’ ou ‘plaque’, alors ‘je la plaque’… Enfin, c’est difficile de rentrer dans les détails. » Ouais… bon… ok, Nikita… Expliqué comme ça, c’est très clair… Le papa du Concombre signera enfin de son vrai nom à partir du n°1 de Pif Gadget (« Pif Gaguejête », selon lui !), le 24 février 1969.
Mais entre-temps, la société française a subi des bouleversements. En février et mai 1968, on rencontre même De Gaulle et Pompidou (relooké en Pompignol) dans le « Concombre masqué » : signe des temps, de l’émancipation et de la critique de la jeunesse par rapport au contexte social et moral de l’époque. Si Mandryka sentait que la rédaction de Vaillant le soutenait de manière assez inconditionnelle et que les racines communistes du journal n’étaient pas forcément en désaccord avec une critique de la politique alors en place, notre homme se rendit aussi compte que la tournure de plus en plus adulte de sa série légumineuse avait de moins en moins de légitimité dans un journal expressément dédié à la prime jeunesse. Naturellement, le Concombre devait aborder des territoires de lecture plus adultes, Vaillant ne pouvant pas devenir une tribune politique à ce point-là, même sous couvert d’absurde « inoffensif ». Mandryka quitta donc ce qui s’appelait désormais Pif pour travailler exclusivement pour Pilote, en toute amitié : le 27 septembre 1969, dans le n°31 de Pif Gadget, Mandryka fit se faire dévorer le Concombre masqué par le dieu Gaâg. Mandryka : « Le dieu Gaâg est le dieu des dessinateurs humos. C’est devant lui qu’ils se prosternent tous les matins en suppliant : ‘Inspire-moi, ô Gaâg !’ Un jour, le dieu Gaâg donna naissance au Concombre masqué qu’il confia à Kalkus pour qu’il le cultive, à condition qu’il le lui rende une fois bien mûr… Et cette heure était venue ! » Cependant, les voies de Gaâg étant impénétrables, le Concombre survécut à la digestion et allait encore vivre de nombreuses aventures…
Lorsqu’il entra à Vaillant, Mandryka côtoya notamment un certain Gotlib… qui le présenta assez vite à Goscinny. De fait, de 1965 à 1970, quasi parallèlement à Vaillant/Pif, Mandryka œuvrera dans Pilote. Il y écrira d’abord quelques scénarios, puis dessinera divers gags, parfois scénarisés par Monzon, Reiser, Lob ou encore Gotlib avec qui il créera les fameuses « Clopinettes » en 1970. Mais c’est dans le Pilote n°585 du 21 janvier 1971 que le Concombre masqué réapparaîtra, avec le récit en 8 planches « Une araignée dans le plafond ». Je profite de cette transition gotlibienne pour vous proposer ci-dessous une parodie du « Concombre masqué » signée Gotlib, le Gai-Lurombre masqué, parue dans Vaillant, le journal de Pif en décembre 1967.
Mandryka revient sur son intention de départ dans Vaillant puis l’évolution du Concombre lorsqu’il reparut dans Pilote : « Beaucoup de choses étaient alors conventionnelles dans la BD pour la jeunesse, il y avait toutes sortes d’interdits à ne pas enfreindre. Le ‘Concombre’ était un peu une réaction à cette ambiance générale, une façon d’être décalé qui tranche sur le reste. ‘Les Aventures Potagères du Concombre masqué’ ont dès le départ sciemment cultivé un ton délirant. Le passage du Concombre dans Pilote m’a permis d’approfondir une veine absurde tout en introduisant plus directement des références à la culture et à la politique de l’époque. Ce n’était plus exactement le Concombre d’origine, mais j’aimais que ce personnage masqué puisse s’adapter à différents contextes, quitte à complètement changer de personnalité. En ce sens, le ‘Concombre’ se distinguait d’une vision monolithique du héros de BD. » On peut ajouter que « Le Concombre Masqué » est l’un des rares et flamboyants territoires du non-sens dans notre pays si cartésien, la bande dessinée qui a proposé puis installé l’absurde le plus radical et décomplexé qui soit, ouverture atypique vers ce qui semble si naturel dans la culture anglophone, de Lewis Carroll en passant par Mad, tout en cultivant la culture populaire bien française du calembour. En quittant Vaillant pour Pilote, Mandryka a aussi donné à sa création légumineuse l’opportunité de creuser plus avant – et de manière plus radicale – le potentiel de non-sens du « Concombre ».
1971, outre l’année des débuts du « Concombre » dans Pilote, c’est aussi la date de la parution des « Aventures potagères du Concombre masqué » lors d’un Spécial Comics 130 n°1. Comics 130 était la revue de la première équipe de la mythique librairie Futuropolis, sous l’égide de Robert Roquemartine et avec Dionnet dans le collimateur. Avec ce « hors-série » apparenté à un album, Comics 130 démontra combien l’art de Mandryka était un événement dans le paysage éditorial de l’époque et qu’il était d’ores et déjà intéressant de pouvoir en lire la genèse. C’est bien cet album mythique qui est aujourd’hui réédité par Mosquito, j’y reviendrai bien sûr en toute fin d’article…
À ce stade, il nous faut revenir à nouveau en mai 68 pour comprendre la suite des événements. Dans l’effervescence de l’époque, certains ont exagéré ou déformé la position de Mandryka lors du fameux « tribunal du café de la rue des Pyramides » de mai 68 où les auteurs de Pilote avaient convoqué Goscinny afin de remettre en cause son autorité de rédacteur en chef et d’affirmer leurs droits d’artistes. Mandryka : « Je trouvais cette réunion complètement imbécile. (…) Je n’étais pas d’accord pour attaquer Goscinny qui n’était pour rien dans cette histoire… Je trouvais plus intelligent de nous allier aux responsables de Pilote et de leur demander de nous aider, plutôt que de les affronter. (…) Je me suis donc rendu moi aussi à la réunion, espérant calmer le jeu. Goscinny s’est retrouvé devant un vrai ‘tribunal’ et je n’ai pu qu’exprimer ma réprobation. » Même si Mandryka ne fut donc pas l’un des pires frondeurs de cet épisode, ses rapports avec Goscinny devinrent ensuite plus tendus (enfin… il faudrait peut-être plutôt expliquer ceci en ce sens : après cette rébellion notable des artistes Pilote, Goscinny, échaudé et blessé, était désormais beaucoup moins à l’aise avec tous les auteurs ou presque…). Et si le rédacteur en chef de Pilote avait accueilli le Concombre Masqué début 1971, il n’était pour autant pas prêt à tout publier… Ainsi vint le fameux épisode du refus d’« Une histoire sans titre », récit du Concombre plus connu sous le titre de « Jardin zen », qui allait – par répercussion – déclencher l’apparition d’une nouvelle presse de bande dessinée, à la fois jeune et adulte, dans l’air du temps de la contestation, de la liberté et de la jouissance…
Nous sommes donc en 1971. Face à cette histoire sans histoire où le Concombre construit un jardin zen afin d’y regarder pousser les rochers, Goscinny blêmit, ne comprend pas ce à quoi il a affaire, et refuse de la publier dans Pilote. Manque de bol, Mandryka tient beaucoup à cette histoire, et le refus de Goscinny le blesse profondément. Pilote ne voulait pas de cette histoire ? Il y avait donc des limites à la liberté d’expression au sein du journal ? Qu’à cela ne tienne : en compagnie de Gotlib et de Brétecher, Mandryka va créer son propre journal pour publier son « Jardin zen » ! Et en mai 1972, le premier numéro de L’Écho des Savanes paraît aux éditions du Fromage – qu’il a créées pour l’occasion. L’envie et la revanche sont fortes : le fameux « Jardin Zen » incompris par Goscinny est publié juste après l’édito qui ouvre le nouveau magazine. Pour autant, étrangement, Mandryka ne disparaît pas totalement de Pilote durant les premiers mois de cette période, et le premier album du Concombre paraît même en 1973 chez Dargaud. Étrangement ? Peut-être pas… J’imagine qu’en silence chacun savait ce qu’il en était, au-delà des émotions trop fortes et trop dites…
1973, c’est donc l’année de parution du premier album du Concombre chez Dargaud, reprenant le titre originel de la série : « Les Aventures potagères du Concombre masqué ». Couverture signée Loup-Mandryka, couleurs Catherine Legrand.
On y trouve le premier récit de 8 pages (« Une araignée dans le plafond ») paru dans Pilote et des histoires courtes d’une ou deux planches.
L’album est Dédié à Harvey Kurtzman, tandis que Goethe et Freud ouvrent et ferment l’album par une de leurs citations sur les pages de garde.
Entre encre et craies grasses, le style de Mandryka démontre l’éventail de ses envies graphiques, ne s’enfermant pas dans l’habitude mais épousant plutôt les différentes facettes du délire jusque dans le trait. Il y aura une réédition de cet album en 1988, en poche chez J’ai Lu.
En 1975 paraît le deuxième album chez Dargaud, « Le Retour du Concombre masqué » (à l’époque de L’Écho, Mandryka avait voulu éditer ce deuxième album du Concombre aux éditions du Fromage, mais Dargaud insista et ordonna de continuer à publier eux-mêmes la série en albums).
Nous trouvons ici des histoires de 6, 8 et 20 pages, avec l’apparition de quelques cases géantes en pleine page en guise d’interlude ou d’introduction. Commençant et finissant par un « Rêves de sables » en deux actes, le début et la fin de l’album sont reliés par une séquence où un bon vieux bluesman noir joue de la guitare, expression de la passion du jazz et du blues de Mandryka.
On y croisera aussi le fameux chanteur « Jo Mammybloue », crapaud crooner de son état… Réédition en poche chez J’ai Lu en 1989.
1975. Voilà déjà 10 ans que le « Concombre masqué » est apparu dans les pages de Vaillant.
Riche de sa longue publication et des albums qui commencent à paraître chez Dargaud, la création emblématique de Mandryka fait désormais partie du paysage BD en France, ce qui lui donne le privilège d’avoir un numéro des Cahiers de la Bande Dessinée qui lui est consacré.
Car c’est bien le Concombre en très gros plan qui fait la couverture de ce n°28 « Spécial Mandryka ».
Outre une longue interview de Mandryka par un Numa Sadoul assez retors (au point d’appeler l’interview « analyse »), différents textes sont consacrés au Concombre mais aussi à son auteur…
Le temps passe… Avec L’écho des Savanes, le Concombre s’est éloigné de Pilote, lorgnant un moment du côté du supplément BD du journal Le Matin de Paris… Mais en 1979, Mandryka quitte ses fonctions à L’Écho. Oui, le temps a passé, et l’époque a changé, aussi…
En 1979, donc, Mandryka revient à Pilote, avec le soutien de Guy Vidal. En novembre 79, le Concombre fait son retour en couverture du n°66 du journal devenu mensuel. En fait, les éditions Dargaud n’avaient jamais interrompu le contrat qui les liaient à Mandryka, donc ce retour se fit presque « naturellement », malgré les tumultes des années précédentes. Un retour qui donna envie à Mandryka de créer de nouvelles histoires du Concombre… ce qu’il fit rapidement.
En 1980, troisième album chez Dargaud : « Comment devenir maître du monde ? » qui – au-delà de la critique du pouvoir – symbolise aussi les déboires éditoriaux rencontrés par Mandryka dans ces années 70…
La série abandonne les récits courts pour une longue histoire de 44 pages où le journaliste intérimaire Célestin Sucebonbon vient à la rencontre du maître du monde afin de l’interviewer…
Les planches, composées avec des gouttières horizontales plus importantes que les verticales, donnent l’impression de pages réalisées en quatre bandes assez distinctes, comme des strips rassemblés.
Pourtant, on remarquera que Mandryka a vraisemblablement structuré la première planche de cet album (et donc sans doute les autres) en deux demi-planches annotées a et b. Résurgence des premiers temps chez Vaillant ? Quoi qu’il en soit, le trait se fait plus libre, plus gras.
En 1981, quatrième album chez Dargaud : « La vie quotidienne du Concombre masqué ».
Histoires de 6 et 22 pages, vraisemblablement réalisées avant la longue histoire du troisième album. Là aussi, parfois, les planches sont annotées en demi-planches a et b.
Évidemment, fait notable, on remarquera que l’album se clôt sur la réédition du fameux et historique « Le Jardin Zen », de retour chez Dargaud, tout juste une décennie après le refus – tout aussi fameux et historique – de Goscinny.
Mais Goscinny ayant disparu quatre années plus tôt et les temps ayant changé, la notion de blasphème n’était plus de mise…
En 1982 paraît un album un peu étrange du « Concombre » chez Dargaud.
Ce cinquième opus intitulé « À la poursuite du Broutchlag mordoré » s’étend sur 44 pages, dans une histoire où se mêlent dessin humoristique rond et style réaliste hachuré dans un mélange décomplexé et étonnant.
Les séquences réalistes sont comme autant d’hommages aux dessinateurs de l’âge d’or américain qui ont fait rêver Mandryka lorsqu’il était enfant : « Flash Gordon » de Raymond, « Prince Valiant » de Foster ou « Tarzan » d’Hogarth.
En fait, cet album synthétise un peu toutes les influences de Mandryka que ce dernier ose enfin déployer dans un même espace, repoussant par là même et dans le même temps les limites et normes de la bande dessinée qui devrait être plus « cohérente ». SF et humour s’entrechoquent comme au bon vieux temps des EC Comics… Les premières planches sont aussi annotées a et b en demi-planches.
En 1983, le sixième et dernier album Dargaud du « Concombre » de cette période paraît : « Le Concombre masqué contre le Grand Patatoseur ». Une histoire de 44 pages dont les prémices étaient présents dans l’album précédent. Le Grand Patatoseur est un gros méchant vilain pathétique qui – grâce à son rayon patatosique – peut patatoser quiconque pour le transformer en… patate ! Angoisse ! Horreur ! Patate ! Non-sens. Les fans de Mandryka n’auront pas manqué de remarquer une apparition du Reuri dans ces pages…
Ces six premiers albums Dargaud parus sur une décennie peuvent être considérés comme le premier cycle éditorial du « Concombre Masqué », regroupés en un seul et gros volume de plus de 300 pages paru chez cet éditeur en 2004 sous le titre « Le Concombre masqué : l’intégrale des années Pilote ». (À quand une « Intégrale des années Vaillant/Pif » ?)
En 1987, dans le cadre d’une campagne de prévention du sida avec les pharmacies Giphar, Mandryka accepte la proposition de notre ami et regretté Claude Moliterni de dessiner l’album « Pas de sida pour Miss Poireau » d’après un scénario concocté par ce dernier. Assez didactique, l’album se permet aussi des outrances concombresques, avec les connotations sexuelles de l’oignon ou de la macédoine de légumes… Hum ! L’album reçut l’Alfred de la Communication au Festival d’Angoulême en 1988. Il y eut une réédition augmentée de cette publication (avec 6 pages supplémentaires et une couverture redessinée) en 1994.
Il faudra attendre quelques années avant que le Concombre apparaisse à nouveau en albums, mais cette fois-ci ce sera chez… Dupuis ! Une longue aventure, puisque « La Dimension poznave » aura droit à deux albums, en 1990 et 1991, se déployant sur plus de 100 pages. Le trait se fait plus fin, et Mandryka revient au travail des hachures de manière plus ostentatoire (surtout dans la première partie). Le résultat est… beau ! De même, on sent une plus grande subtilité dans la mise en couleurs…
Ça s’accélère un peu, puisqu’en 1991-1992 paraissent aussi chez Dupuis « Le Concombre masqué dépasse les bornes » puis « Le Concombre masqué fait avancer les choses », deux albums de 46 pages chacun.
En 1993, « Le Management vu par le Concombre masqué » paraît chez F1rst, en collaboration avec Emmanuel Pollaud-Dulian.
Nul doute que les managers sauront trouver dans cet ouvrage de 82 pages de nombreux conseils afin de manager… comme de bons légumes !
En 1995, encore chez Dupuis, un tirage limité à 2000 exemplaires de « Tronches de concombres » paraît. Cet album de 40 pages contient les dessins de 34 auteurs qui rendent hommage au Concombre masqué, sûrement en réaction au Grand Prix du Festival d’Angoulême que Mandryka a reçu en 1994… !
Toujours en 1995, sortent chez Z’éditions une réédition du premier album paru chez Dargaud et un autre album intitulé « Les Inédits » (79 pages en noir et blanc proposant des inédits en album, comme son titre l’indique !).
Dix années passent… En 2006, retour chez Dargaud avec « Le Bain de minuit », premier acte d’une trilogie trouvant sa suite en 2009 dans « Le Monde fascinant des problèmes » et sa fin dans « La Vérité ultime » en 2012. Histoires de 54, 62 et 48 pages où le Concombre, accompagné de son fidèle Chourave, entreprend une quête de la vérité absolue afin qu’on se sorte enfin de cette m… ! Avec cette trilogie, on sent de manière assez prononcée que les questionnements et révoltes qui ont toujours été présents dans l’œuvre de Mandryka sont traités certes avec toujours autant d’absurde, mais sur un ton et avec une intention qui se font plus insistants, peut-être plus explicites, ou concrets. Mandryka creuse ses révoltes jusqu’à la moelle, jusqu’à atteindre l’universalisme alors qu’il déclame comme jamais le cheminement de ses réflexions toutes personnelles sur notre condition. Un processus qui ne va pas s’arrêter, notamment avec les petits albums paraissant chez Alain Beaulet.
Depuis l’automne 2010, l’éditeur Alain Beaulet offre à Mandryka une bouffée d’air avec l’opportunité de publier des petits formats en noir et blanc à la pagination variable, limités chacun à 1000 exemplaires, où le Concombre (accompagné de Chourave) est prédominant. Présentés comme des « contes zen », ces albums épatants sont plutôt (et surtout !) des pamphlets thématiques sur tel ou tel problème de notre civilisation occidentale actuelle passé au crible du Concombre… et de Mandryka ! Citons « Du barouf dans le potage », « Gardez l’argent ! », « Le Sac à malices », « Le Choc du futur » ou encore « Le Travail tue » : tout est dit dans les titres ! Notons aussi une réédition du… « Jardin zen » qui n’en finit plus de renaître, et c’est tant mieux !
Et nous voici en 2016… Acceptant avec grande joie la proposition de partenariat de la librairie Les Arts Frontières, les éditions Mosquito publient donc aujourd’hui une réédition du fameux Spécial Comics 130 n°1 paru en 1971 (et où étaient repris les premiers gags du « Concombre masqué » publiés dans Vaillant, je vous le rappelle !). La préface de Jean-Pierre Dionnet, avec ses notes plus longues que le texte, est bien sûr reprise, tandis qu’une postface a été ajoutée afin de clore joliment l’album (une interview du Concombre par André Chourave, rien que ça !). Même si le Spécial Comics 130 n°1 est une pièce de musée ultra collector qui fait baver à juste titre tout fan de Mandryka, le papier bouffant de l’époque, l’agrafage et la qualité de reproduction de cette publication n’en font pas un album parfait esthétiquement. Avec cette réédition des toutes premières « Aventures potagères du Concombre masqué », nous pouvons donc redécouvrir avec joie et dans toute leur ampleur graphique ces petits bijoux légumineux. De plus, la qualité des reproductions est impeccable et redonne vie à ces strips historiques, l’éditeur ayant pu repartir des originaux de cet album que Mandryka a tous gardés. Très enthousiaste à l’idée de cette réédition, Mandryka a tenu à redessiner la couverture, dans un perfectionnisme qui a obligé l’éditeur à l’arrêter après de nombreuses étapes de réalisation. La subtilité de cette nouvelle couverture par rapport à la première en dit long sur l’art et l’éthique de Mandryka, insérant çà et là des nuances de hachures et de détails qui magnifient ce dessin sans trahir le moins du monde la création originale… Un très très chouette album !
Depuis déjà quelque temps, le Concombre masqué a son propre site internet (http://www.leconcombre.com). Joyeusement foutraque, ce site vous permettra d’accéder à tout un tas de trucs légumineux ébouriffants avec plein de p’tits légumes qui dansent partout. Vous pourrez aussi vous inscrire à la newsletter du Concombre. Détail croquignolet : Mandryka a récemment mis en ligne 23 pages du « Copyright » de Forest : la boucle est bouclée !
Ayant reçu le Yellow Kid du Meilleur Auteur Étranger en 1972, le Grand Prix de la ville d’Angoulême en 1994 et le Prix du Patrimoine au Festival d’Angoulême en 2005, Mandryka est bel et bien l’un des artistes et auteurs de bande dessinée qui ont changé la face du 7e art. De toute façon, face à quelqu’un qui est capable d’inventer comme héros de BD un concombre portant un masque, moi j’dis, respect ! Et vive les légumes ! Révolution des légumes !
Cecil McKINLEY
Merci pour ce passionnant article. Lecteur de Pif dans ces années là, je n’aimais pas du tout le Concombre. Il m’a fallu murir (tel une cucurbitacée moyenne) pour en apprécier tout le sel !
Enfin !
Ping : Hein ? Quoi ? (51) – l'expérience du désordre
Bretzel liquide!