Depuis 2021, chaque année, Tiburce Oger rassemble une belle équipe de dessinateurs et dessinatrices pour évoquer l’Ouest américain à travers des personnages authentiques – le Far West, donc – et l’exploitation de ces territoires par des individus qui oubliaient, bien souvent, qu’ils n’étaient que des colonisateurs assoiffés de richesses…
Lire la suite...« Buck : la nuit des trolls » par Adrien Demont
Tout au nord de la Norvège, sur le rivage arctique de l’Europe, la nuit en hiver est interminable. Les hommes se réfugient dans leur maison en bois laissant de gigantesques trolls dominer la nature sauvage de sombres forêts. C’est dans ce décor intimidant qu’un petit chien, protégé par sa niche, part sauver une petite fille prisonnière de ces personnages fantastiques issus de la mythologie scandinave. C’est le début d’une épopée improbable, poétique, drôle et effrayante à la fois. Un très beau conte pour les petits et les grands.
Tout au nord de la Scandinavie, un petit chien – Buck — s’échoue sur une plage hostile. Il semble comme intégré à sa niche, qui le gêne et le protège tout à la fois. Sans doute a-t-il été frappé par la foudre sous son abri de fortune qu’il ne quitte plus depuis. Il s’avance à l’intérieur des terres, alors que le soleil s’apprête à disparaître à l’horizon. Les hommes se réfugient dans leurs maisons, se dépêchant de conduire leurs troupeaux à l’abri dans les étables. Une mère affolée veut faire baptiser ses petits garçons avant le crépuscule. On ne lui ouvre pas la porte du temple, une voix apeurée lui conseille : « Jeunes gens, rentrez chez vous, la nuit tombe. D’ici, j’entends le bêlement plaintif des chèvres dont le lait a tourné et, tout proche, le hurlement des loups affamés… » Dépitée, la jeune femme s’en retourne chez elle. Découvrant Buck, elle prend peur et lui jette des pierres.
Le chien s’éloigne du village et, par un chemin forestier, s’approche d’une demeure isolée. Dans la neige fraîche, il suit d’énormes empreintes griffues jusqu’à l’entrée de la maison traditionnelle en bois. Il est alors le témoin d’un drame familial. Un vieux couple doit se faire une raison, Selma dite Boule de beurre, leur petite fille, a été remplacée dans son berceau par une jeune trolle : être difforme, à l’odeur de soufre diabolique, qui crie, pince et agresse les hommes. En désespoir de cause, la mère éplorée demande à Buck de retrouver leur bébé en lui faisant renifler son doudou.
Toujours coincé dans sa niche, Buck accompagné, malgré lui, de la petite trolle, s’enfonce dans les montagnes enneigées, à la recherche de Selma. Au cœur de la profonde forêt boréale, ce couple improbable apprend à mieux se connaître et finit par s’apprécier en affrontant de nombreux dangers ; de la tempête de neige au froid intense et d’animaux en colère aux gigantesques trolls réunis pour un banquet.
Le conte se termine bien ou presque, si Selma retourne auprès des hommes, son aventure l’a marquée à jamais. Tout comme Buck qui continuera de vivre auprès d’elle. Mais il retrouvera régulièrement son amie trolle qui a bien grandi et qui s’est inspirée de lui pour se cacher des hommes.
Ce très bel et profond ouvrage s’inspire à la fois de contes traditionnels scandinaves pour sa narration et de l’univers graphique du peintre norvégien Theodore Kittelsen (1857-1914) pour son aspect visuel. Le « père de tous les trolls » a donné une identité visuelle à ces êtres fantastiques d’une mythologie scandinave qui était à la mode à la fin du XIXe siècle.
Adrien Demont s’est approprié ces références graphiques pour bâtir un récit linéaire aussi profond qu’un conte classique. Si l’on y rit souvent, on y frissonne encore plus pour la vie de personnages principaux réellement en danger. À l’issue d’une épopée qui marque la fin d’un monde, Buck et ses amis ont mûri par l’expérience d’une aventure vécue en commun.
Comme tous les contes, « Buck » s’adresse autant aux adultes qu’aux jeunes lecteurs ; néanmoins, la noirceur de certains passages nous fait réserver l’ouvrage aux plus de 10 ans. L’auteur s’en est expliqué dans le dossier de presse : « Je tenais à instaurer un crescendo vers le cauchemar, et surtout faire percevoir que ces figures ainsi que les motifs folkloriques proviennent de l’âme des paysans de l’époque. J’ai travaillé de façon à instiller le juste degré de réalisme dans le traitement des personnages fantastiques afin qu’ils incarnent les peurs et la part sombre de l’homme. »
Ancré dans les montagnes de la Norvège d’avant 1914, là où les mythes païens étaient encore vivaces face à un christianisme luthérien pourtant triomphant depuis longtemps, « Buck » réussit l’amalgame entre l’univers finissant des créatures du folklore scandinave, la profondeur d’un conte classique et le potentiel narratif de la bande dessinée contemporaine ; expressivité de personnages presque muets, graphisme sombre, stylisé, pourtant très lisible, grande inventivité des cadrages et des décors.
Nouvelle pépite de la collection Métamorphose, « Buck », est une ode à la nature sauvage, à une mystique païenne. C’est une fable à la morale incertaine qui pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. On relira donc longtemps, avec grand plaisir, la quatrième bande dessinée d’Adrien Demont, jeune auteur de 30 ans, au talent prometteur.
Loin de la Norvège, de ses fjords et de ses trolls, nous évoquerons, la semaine prochaine, l’univers fantasy de la saga « Braven Oc » : des romans aux bandes dessinées !
Laurent LESSOUS (l@bd)
« Buck : la nuit des trolls » par Adrien Demont
Éditions Soleil, collection Métamorphose (17,95 €) – ISBN : 978-2-302-05060-0